Bernard-Henri Lévy est allé chercher des guerres oubliées, et c’est la guerre qui revient nous hanter. Le 11 septembre, l’Amérique perd ses Twins, son sourire et son sang. De vieux démons s’échappent aussitôt d’un placard que Fukuyama avait pourtant fermé à double tour. Leur présence oblige à regarder le monde comme un champ de bataille. Les gouvernants agissent à tâtons. Les peuples s’interrogent. En cet automne de surprises et d’effroi, voici un livre bienvenu, Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’Histoire, écrit par un homme au meilleur de lui-même, parti au printemps dernier explorer les « zones grises » de la planète, là où des hommes se battent et meurent pour rien.

Au départ, donc, ces reportages publiés dans Le Monde, réunis à l’orée du livre sous l’intitulé « Les damnés de la guerre ». Une série de textes assez impeccables, à divers titres. Lévy à Sri Lanka, en Colombie, au Sud-Soudan, en Angola. Ce genre de déplacements réclame une énergie intacte et un certain courage. On oublie que la guerre est toujours le royaume de la mort. Depuis dix ans, combien de journalistes tués (Blanchet), grièvement blessés (Hatzfeld), enlevés (Peyrard) simplement parce qu’ils voulaient exercer leur métier ? Lévy a fait le travail, et il l’a bien fait. Aller sur place même si cela paraît impossible, interroger, écouter, voir, comprendre. Puis raconter, transmettre. Témoigner, avec un talent métallique. Sens du portrait (John Garang), sûreté des mots, phrases qui courent vers l’essentiel. Naturellement, BHL n’est pas un journaliste tout à fait comme les autres. En tant qu’intellectuel, il continue une tradition française, ravivée par Mai 68, tournée vers l’universel et tend une main inattendue vers des aînés nommés Kessel, Bodard, Vailland, Jean-Richard Bloch. Et Michel Foucault, philosophe – journaliste de la révolution iranienne.

« La grande défaite en tout, c’est d’oublier », écrivait Céline. Les damnés de Lévy, au fond de leur nuit, ont oublié pourquoi ils se battent. Pas d’enjeux idéologiques très clairs, pas de mémoire. Pas de sens. Plus de calendrier. La guerre comme seule horloge interne, le mort qui saisit le vif, hors du temps et de l’Histoire, sans jamais fonder une dignité, l’abandon du culte des morts, première conquête de l’homme. Le silence du monde posé tel un couvercle sur ces gouffres obscurs. Et les habituels profiteurs, qui se repaissent. Négriers de la De Beers, stipendiés de l’Occident pétrolier, à l’instar de ce sinistre Carl Bildt, ancien émissaire de l’ONU devenu administrateur d’une société suédoise, etc. Question, en forme d’hypothèse, à la sortie de ce terrible voyage : et si l’humanité occidentale, déjà assez mal en point, était contaminée par cette animalité post-historique ? Si le monde entier devenait une zone grise ? Seconde question (après le 11 septembre, et le retour de l’Histoire) : ces morts-vivants peuvent-ils être remis dans le circuit planétaire comme supplétifs de l’un ou l’autre camp ? Aucune hypothèse n’est vraiment optimiste.

Cette chronique d’un voyage en barbarie aurait pu se suffire à elle-même. Mais l’horreur des choses vues a poursuivi l’auteur, qui a lesté son texte d’une longue série de notes, de facture différente, et à laquelle il assigne une fonction essentielle de repentir. Approfondissement, décantation ? Tout cela à la fois, et pas mal de suite dans les idées. Lévy déroule avec passion son histoire de la guerre. Confidences intimes, visages de Bosnie et du Mexique, présence du philosophe Christian Jambet en docteur d’un islam éclairé, questions sur les doctrines écroulées, sur le courage ou la trahison, crépuscule à Durban, réflexions sur la littérature et la guerre, Malraux, Drieu… des choses qui mériteraient parfois d’être débattues (1914, Barbusse, la secte des Assassins…), mais aussi des lectures d’enfance, des avions dans le ciel. Et le portrait en creux d’un homme civilisé n’ayant jamais craint de dépenser sa vie et qui aujourd’hui interroge l’ange de l’Histoire.


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