Le premier personnage de ce film c’est le feu. Celui de Barbusse. De Zola. Celui des grands romans de guerre de Malaparte. Le feu de Rome incendiée. Celui des villes bibliques livrées aux flammes. Un feu géant, démesuré, sorti des entrailles de la terre et qui ne voudrait plus y rentrer. Un feu qui rugit, grandit, déferle, au rythme d’une bande-son qui semble la propre voix du diable. Un feu né de presque rien et, presque, d’un je-ne-sais-quoi. Un feu jailli d’une minuscule braise, au bout d’un négligeable mégot, mais qui, au terme d’une chaîne de causes et effets illustrant comme jamais la théorie du battement d’ailes de papillon déclenchant un cataclysme, ravagea, il y a trois ans, le 15 avril 2019, la plus célèbre cathédrale gothique du monde. Est-il démon de l’enfer, ce feu ? Ange exterminateur ? Est-ce le signe de notre mortelle misère ? Celui d’un dérèglement dans la civilisation annonçant un temps où l’un des éléments, le plus terrifiant, l’emporterait définitivement sur les autres ? Ou l’image d’un hasard que tous nos coups de dés techniques ne seraient pas parvenus à abolir ? Je ne sais pas. Je n’ose faire le rapprochement avec le feu de l’autre guerre, la vraie, qui s’est déchaînée, depuis, en Ukraine et qui me hante nuit et jour. Et Jean-Jacques Annaud, l’auteur de ce film qui tient en haleine, tord les nerfs et mêle, à s’y méprendre, la vertigineuse exactitude du documentaire et la vitalité folle de la fiction, se garde, lui aussi, de trancher.

Le deuxième personnage ce sont les soldats du feu. Ce n’est pas la même guerre, je le répète. Et nous sommes en train de réapprendre, hélas, ce que la guerre, la vraie, a de singulièrement monstrueux. Mais jamais l’expression – soldats du feu – ne m’a paru, néanmoins, si appropriée. Je regarde ces femmes et hommes, souvent très jeunes, parfois inexpérimentés, qui vont risquer leur vie pour éteindre l’incendie… Ces chevaliers, au heaume gondolé par les gouttes de plomb fondu, dont c’est parfois le baptême du feu, ou de l’eau, et qui acceptent de descendre, ou de gravir, les marches de la géhenne pour sauver ce qui doit l’être… Ces personnages magnifiques qui, lorsqu’ils se portent volontaires pour former une colonne qui montera vers la flèche en train de s’écrouler, semblent des personnages de Ford ou de Capra entrés, vifs, non seulement dans la fournaise, mais dans une mythologie du cinéma qui n’est jamais si grande que lorsqu’elle élève les plus humbles… J’ignorais que la cathédrale de Paris fût le reliquaire de cette couronne d’épines qui, soudain, donne tout son sens à l’antique surnom de la France, fille aînée de l’Église. Mais j’ignorais aussi qu’il existât, à Paris, aujourd’hui, une compagnie dont la puissance d’humanité est d’une qualité tellement plus mystérieuse et belle que celle de ces autres hommes, ivres de leur force brute, qui se jettent sur d’autres hommes pour les tuer. Dans leur combat épique contre le feu, dans leur façon de fracasser l’un contre l’autre, comme pour les soumettre à une épreuve mutuelle, le hasard et la providence dont le temple est blessé, ils donnent l’exemple ; ils font l’offrande de l’héroïsme le plus pur ; ils redonnent espoir en une humanité oblative, généreuse et d’autant plus spirituelle qu’elle ignore les qualités qui la fondent.

Et puis le troisième personnage c’est, bien entendu, Notre-Dame. Sa forêt de chênes vieux de neuf cents ans qui peuplaient la nef de la cathédrale… Ses voûtes où, des bâtisseurs aux compagnons tailleurs de pierre, des maîtres verriers aux organistes, des orants aux rhéteurs qui y développèrent leurs exordes et leurs péroraisons, tant de mémoire, de parole, de pensée, de prière, s’est gravée en une écriture millénaire… Et puis ces gargouilles et ces statues saintes, ces rêves de pierre, à qui l’on est tenté de faire dire, dans un murmure, le vers doré de Nerval : « un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres » ; ou celles qui, à deux moments du film, offrent cet extraordinaire spectacle : quand l’eau, pulsée par les lances des guerriers du feu, parvient enfin à ruisseler, la pierre se met à pleurer… Les larmes de l’immémorial sont toujours invisibles. Le talent d’Annaud est de les donner à voir. Et peut-être est-ce ce que voyait aussi, cette fameuse nuit, le peuple silencieux qu’il montre contemplant les flammes qui montent 30 mètres au-dessus de la flèche et manquent d’anéantir ce chef-d’œuvre d’un millénaire de civilisation qui n’en compte pas un si grand nombre. Le peuple qui pleure. Le peuple qui tremble. Le peuple qui veut comprendre l’insondable non-sens qui s’écrit en lettres orange dans le ciel de Paris, au-dessus de son plus vieil emblème. Ce soir-là, Notre-Dame fut bien, comme chez Hugo, ou Aragon, l’âme de la France.

Peut-être suis-je aveuglé par mon admiration ancienne pour les films d’Annaud.

Et peut-être ma mémoire me joue-t-elle des tours et me rappelle-t-elle le temps où l’un des deux producteurs faisait ses premières armes dans le métier en coproduisant un autre film, le mien, qui s’ouvrait sur l’incendie de Sarajevo et de sa bibliothèque inspirée.

Mais, pour moi, la cause est entendue : Notre-Dame brûle est un grand film.


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