S’agit-il vraiment d’une métamorphose ? La chrysalide de la « nouvelle philosophie » laisserait-elle s’échapper un « nouveau romancier » ? On en doute. Plus que la pensée, la fiction n’était-elle pas depuis longtemps la pente naturelle de ce jeune homme ?

Rapidement résumée, l’intrigue répond à ces questions. Ce roman se présente comme une enquête à propos d’un dénommé Benjamin C., un de ces personnages obscurs, troubles et éphémères dont la figure fait brusquement la Une de l’actualité après que des bombes ont explosé quelque part ou que des coups de feu ont été échangés entre terroristes et policiers…

Jusqu’à Jérusalem

On le suit depuis sa naissance, en 1942, dans une famille bourgeoise, jusqu’à Jérusalem où l’auteur l’a rencontré de nos jours. Entre temps, on traverse à sa suite l’Occupation, l’Amérique des années cinquante, Mai 68 et Beyrouth. Rien n’y échappe : la devise de Benjamin pourrait être celle de son père, collaborateur notoire : « Je suis partout », partout où ça se passe, partout où l’histoire fait du bruit. Benjamin est notre contemporain, son histoire nous raconte notre demi-siècle et le confesse.

Pourtant, elle nous reste étrangère : c’est plus simple que ça la vie, plus humble et moins spectaculaire…

Cinq partie cinq personnages

Le roman se divise en cinq partie, tels les actes d’une tragédie. Cinq personnages prennent la parole tout à tour à propos de son héros. Tantôt leurs témoignages se recoupent, tantôt ils divergent ou s’opposent, car chaque narrateur fut lié de si près au sort de Benjamin qu’il s’applique souvent à cacher la vérité. L’élucidation est lente, le suspense s’accroît au fil des pages.

La mère de Benjamin

Le premier témoignage est celui de la mère de Benjamin et il nous est livré par son journal intime. Le deuxième est celui d’« oncle Jean », le beau-père, ancien résistant devenu parlementaire de renom. Le troisième se présente sous forme de lettres qu’une étudiante juive, séduite par le héros, adresse à sa sœur jumelle. Le quatrième est celui d’un avocat retors, et le cinquième celui de Benjamin lui-même qui met un point final à son aventure. Journal, interrogatoire, lettres, témoignage, confession, forment la substance de ce roman composite et semblent se succéder des instruments optiques de portée différente, appliqués à scruter la même créature.

L’itinéraire de Benjamin est exemplaire : grand séducteur, bohémien littéraire, blouson doré, terroriste, maoïste, guérillero, il adhère tour à tour à toutes les modes du siècle et il est victime de toutes ses désillusions, de sorte que sa vie lui apparaît comme un « énorme, fondamental malentendu ». Thème cher aux « nouveaux philosophes » que cet éboulis des grandes espérances ! Si cher et galvaudé qu’il trouve sans peine à se fondre ici avec le romanesque le plus simplifié, celui du thriller, du roman d’espionnage ou d’amour. L’aboutissement de la carrière commerciale de la « nouvelle philosophie » est là, dans un subtil usage de la fiction la plus ordinaire à des fins prétendument exploratoires. Nouveau média, le roman autorise la remise en jeu de thèmes déjà courus ainsi que leur banalisation définitive.

Un autoportrait

BHL ne manque pas de signer au passage son autoportrait en écrivant tragique : « Tandis qu’il nous exposait son affaire, il y avait sur son visage, dans ses yeux pâles bordés de cernes, dans ses longues mains fines et frémissantes de pianiste, dans la manière qu’il avait, tout en parlant, de rejeter sans arrêt ses longs cheveux d’Indien en arrière, quelque chose de fiévreux, presque de fervent, dont je doute fort, quoi qu’il en soit, que ce puisse être l’expression d’un truqueur ou d’un cabot. » Il nous décrit également le bureau d’Althusser, rue d’Ulm, comme « une sorte de Pompéi de l’esprit pétrifié par un cataclysme secret ». Son roman abonde en références littéraires. La philosophie le démange et le pervertit : elle voudrait à tout prix rendre le romanesque intelligent, alors que cela n’est possible que là où celui-ci s’émancipe justement de tout discours parasite.

Une écriture honnête

Une écriture honnête, efficace, mais sans risques, conduit l’ensemble : on n’y rencontre pas la langue, toujours assujettie. L’écrivain attendu ne paraît pas, il ne s’aventure pas. Trop mondain, trop « séculier », le « nouveau philosophe » l’occulte.


Autres contenus sur ces thèmes