Qu’apprend-on dans le nouveau livre que Jean Hatzfeld, grand reporter à Libération, consacre au génocide rwandais de 1994 ?

Son précédent texte, Dans le nu de la vie (Seuil), racontait l’histoire des tueries, du point de vue des rescapés.

Dans cette nouvelle série de récits, Une saison de machettes (Seuil), ce sont les coupables qui, cette fois, parlent – Hatzfeld, voulant mettre des voix et des visages sur les noms des tueurs évoqués par les survivants, retrouve, au pénitencier de Rilima, dans le sud du pays, une bande de tueurs, déjà condamnés, et ce sont eux, donc, qu’il fait parler.

On apprend que les génocidaires hutus allaient en bande justement, en joyeuses équipes de joyeux copains, se levant aux aurores, festoyant, vidant des bouteilles de mauvais alcool, avant de partir, en chantant, à la chasse au « cancrelat », c’est-à-dire au Tutsi.

On apprend que, comme dans l’Allemagne hitlérienne, comme dans le Cambodge de Pol Pot, comme dans tous les génocides, c’est une folie collective, une ivresse, presque une transe, qui s’est emparée de ces villageois ordinaires, de cet instituteur tranquille, de ce fonctionnaire sans histoire, et qui les ont métamorphosés – ce sont leurs mots – en « animaux » féroces, « lestes en tueries », emportés dans le « brouhaha » d’une barbarie qui leur semble, après coup, « surnaturelle ».

On apprend que la plupart de ces hommes étaient aussi, en même temps, à la façon de ces snipers que l’on voyait s’installer chaque matin, avec leur pliant et leur glacière, sur les collines surplombant Sarajevo, des hommes méthodiques, consciencieux, des bons ouvriers du crime faisant juste leur devoir et allant, comme on va au boulot, dépecer leur contingent de fugitifs, broyer leur lot prescrit de nouveau-nés, enfumer l’église ou la carrière que le chef de colline avait préalablement fait remplir de vivants à éliminer.

On les voit, ces génocidaires, courant dans les marigots, criant, riant, appelant leurs anciens voisins par leurs noms avant de les saigner, pataugeant dans la boue, écartant les feuillages pourrissants sous lesquels une mère et son nourrisson se cachent, on les voit se vautrer dans le massacre, savourer le plaisir de voir et entendre mourir, on les voit violer, torturer, taper dans le tas, s’enivrer du sang qui gicle, piller – et on voit leur effroi « levinassien » quand le hasard d’un face-à-face les oblige à croiser, tout à coup, le regard d’une victime sortie du tas, et debout : mieux vaut cogner, souffle l’un des récitants, Adalbert, sur un rampant en haillons ! immortels, renchérit Pancrace, les yeux de celui qu’on va tuer !

Éternel mélange de banalité et de radicalité du mal.

Eichmann à Kigali, sous la plume d’une Arendt qu’aurait inspirée « l’air de la guerre ».

Avec, tout de même, des variantes, j’allais dire des détails, qui enrichissent le modèle et font aussi le prix du livre. La foi devenue folle de ceux qui, comme Fulgence, tuent en entonnant des psaumes. L’égocentrisme si étrange de ces gens qui, loin, comme les criminels contre l’humanité déjà connus, de s’excuser, de se défausser, de charger de hauts décideurs dont ils n’auraient été que les humbles exécutants, ne semblent préoccupés, dans leurs récits, que de se placer, au contraire, bien au centre de la scène. Ou bien cette autre bizarrerie, plus étrange encore, que j’avais moi-même pointée dans un chapitre de La pureté dangereuse, et qui fait que nul n’est capable, justement, d’identifier le point de départ, le moment de la décision, voire le responsable de ces douze semaines de carnage insensé : des « encadreurs » bien sûr ; des « intimidateurs » traçant les itinéraires de la journée et organisant les rondes sanglantes ; l’immonde Radio Mille Collines ; tel adjudant du camp militaire de Gako ; tel bourgmestre ; tel parti politique testant, de longue date, ses slogans exterminateurs ; mais pas d’architecte proprement dit, pas de Himmler, nulle part une conférence de Wannsee où, fût-ce dans le secret, la chose eût été décidée ; un génocide sans chef, sans tête, comme acéphale – un génocide de proximité, dit Hatzfeld, dont le régime de propagation ne ressemble à aucun autre et tient davantage, pour le coup, de la logique virale que de celle du crime d’Etat.

Physique de l’extermination.

Un autre « Nuit et brouillard » au pays des machettes et des rivières de sang.

On apprend, dans ce beau livre, deux choses : que la communauté internationale, occupée qu’elle était à ses devoirs de mémoire, a laissé liquider, en douze semaines, 800 000 « juifs » de l’Afrique (efficacité inégalée, note Hatzfeld ! record du monde horaire du génocide !) ; et que l’esprit génocidaire est de tous les temps et de toutes les latitudes (le génocide comme un genre dont le siècle écoulé aurait, d’un continent l’autre, avant et après la Shoah et son inégalé étalon de l’horreur, donné à voir quelques espèces ; l’air du diabolique, son imagination sans limites, sa ressource infinie – où en sommes-nous, au fait, avec le diabolique ? du siècle suivant, qui jurera qu’il a soldé ses comptes, vraiment, avec le Mal ?).


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