Le monde en général et les États-Unis en particulier sont en train de découvrir ce que nombre d’observateurs s’époumonaient à dire depuis des années : s’il y a bien, aujourd’hui, un Etat voyou parmi les Etats voyous, s’il y a bien un Etat à la fois despotique, terroriste, miné par l’islamisme radical et marqué au sceau, de surcroît, d’une fragilité préoccupante, c’est le Pakistan. Les « zones tribales » ? Cette fameuse zone grise, intermédiaire entre l’Afghanistan et le Pakistan, où le pouvoir central renonce à faire régner sa loi ? Non. Le Pakistan lui-même. Ce Pakistan dont les États-Unis ont fait le pivot de leur stratégie dans la région et qui est pourtant, en tant que tel, cet Etat à la fois terroriste et d’une instabilité littéralement terrifiante. Ce Pakistan officiel que je connais, pour ma part, depuis presque quarante ans, c’est-à-dire, en réalité, depuis la guerre du Bangladesh, et dont le monde commence à s’aviser que des pans entiers de l’appareil d’Etat (une fraction entière, en tout cas, de ses services secrets, le redoutable ISI) sont sous l’influence d’éléments liés à Al-Qaeda.
Forteresse. Cas de Hamid Gul, ancien directeur de l’ISI, qui est devenu, à l’âge de la retraite, un thuriféraire non dissimulé de Ben Laden. Cas de Mahmoud Ahmad, l’un de ses successeurs, qui dirigeait l’agence au moment du 11 septembre 2001 et qui est fortement soupçonné d’avoir contribué au financement de l’attaque. Cas de cette mosquée que j’ai visitée fin 2002 et qui s’appelle Binori Town : véritable ville dans la ville, au cœur de Karachi, elle abritait alors des combattants benladenistes et venait de voir Ben Laden lui-même y recevoir des soins médicaux. Cas, encore, de Khaled Cheikh Mohammed, numéro 3 de l’organisation, véritable concepteur de la stratégie des avions suicides, dont je ne peux pas oublier qu’il fut arrêté, en février 2003, au cœur de Rawalpindi, la ville jumelle d’Islamabad qui est elle-même, en principe, le cœur et la forteresse du pouvoir. Cas, enfin, d’Omar Cheikh, l’homme qui kidnappa Daniel Pearl et qui était à la fois le « fils préféré » de Ben Laden et un agent de l’ISI, se déplaçant comme un poisson dans l’eau dans les cercles dirigeants, notamment militaires.
Et je n’évoque que pour mémoire le cas d’Abdul Qadeer Khan, l’Oppenheimer du Pakistan, l’inventeur et le détenteur de ses secrets nucléaires qui vendait, depuis des années, impunément, son savoir-faire à la Corée du Nord et à l’Iran. Pearl mourut peut-être de s’être intéressé de trop près au cas du « Dr Khan ». Chacun sait qu’il était, au moment même où le Pakistan le célébrait comme l’un des Pères de la Nation, militant du Lashkar i-Toiba, ce groupe terroriste appartenant lui-même au premier cercle des organisations constitutives d’Al-Qaeda. Et nul ne doute plus du fait que, au moment même où les Américains feignaient de chercher à Bagdad des armes de destruction massive dont ils savaient qu’ils ne les trouveraient pas, ces armes étaient au Pakistan, en transit vers Téhéran, Pyongyang et, peut-être, la portion de l’Afghanistan contrôlée par les hommes d’Oussama.
Implosion. Lors d’une rencontre avec Condoleezza Rice, à Paris, elle s’était montrée diserte, souriante, soucieuse de n’esquiver aucune des questions que nous lui posions et de nous montrer le visage « ouvert » du bushisme. Une seule fois, elle a manqué à son souci. Une fois, une seule, elle a refusé de répondre. C’était à la fin d’entretien. L’un de ses interlocuteurs avait tenté de l’interroger sur ce lien bizarre avec un Etat qui n’en finissait pas, déjà, de donner des signes de sa très profonde corruption. N’est-il pas au moins possible, lui avions-nous demandé, de lier l’aide que vous lui apportez à des conditions politiques simples – vous donner des preuves, par exemple, de sa volonté d’assainir l’ISI ? Vous offrir la garantie que seront sévèrement sanctionnés ceux de ses savants qui font des « vacations » en Iran ou chez Kim Jong-il ? Accepter un système de « double clef » verrouillant son arsenal et faisant ainsi barrage au risque de le voir tomber aux mains des fous de Dieu ? Le visage de Condy Rice s’était crispé. Son regard s’était durci. Et elle n’avait rien, rigoureusement rien, trouvé à nous répondre – nous demandant juste de passer, sans tarder, à la question suivante. Je serais curieux de savoir où en est aujourd’hui, sur la question, la patronne de la diplomatie américaine. J’aimerais savoir comment l’administration Bush vit la présente implosion d’un système qui a la double particularité d’être gangrené par le jihadisme et de voir ce jihadisme adossé à un arsenal nucléaire qui est sa perspective et sa fierté. Un jour, on dira que ce fut là la plus incompréhensible des erreurs de la diplomatie américaine contemporaine. Un jour, on observera qu’elle fut, cette erreur, peut-être plus grave encore que le soutien aux talibans et aux fondamentalistes afghans du début des années 80.
Bruit et fureur. Pour l’heure, il y a un autre Pakistan qu’il est toujours possible (mais pour combien de temps ?) de secourir et encourager : celui qui ne veut ni de la dictature militaire ni de l’extase millénariste prêchée dans les madrasas de Karachi – double face d’un même visage, double visage d’un même Janus, à quoi s’oppose, faute de mieux, le visage de Benazir Bhutto, fille de Zulfikar Ali Bhutto, pendu par le régime militaire, peu avant la guerre du Bangladesh, c’est-à-dire au tout début de cette histoire de bruit, de fureur et, ce qu’à Dieu ne plaise, d’apocalypse suspendue. Il est minuit moins cinq, dans le siècle, à Karachi.
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