Première surprise. Voici qu’un des écrivains dont on attend le plus qu’il nous élucide notre époque, l’un de ceux qui y sont de toute évidence les plus immergés, choisit de conter les derniers jours d’un poète mort il y a plus d’un siècle. Deuxième surprise : ce poète n’est pas obscur ; ni méconnu, mais l’une des figures les plus éclatantes du panthéon littéraire, dont on a tant étudié l’œuvre et les jours que l’on croyait en avoir fait le tour. Troisième surprise : c’est à Bruxelles, cette ville tant négligée par les écrivains belges eux-mêmes, qui commence seulement à les intéresser vraiment, et où l’une des têtes de pont, l’un des chefs de file des lettres françaises d’aujourd’hui choisit de situer son roman, posant ainsi ses pas, de son propre aveu d’ailleurs, dans ceux de l’auteur des Fleurs du Mal.

Ces trois surprises, parmi beaucoup d’autres, font du deuxième roman de Bernard-Henri Lévy un événement. Décidément, ce diable d’homme, dont chaque ouvrage, jusqu’à présent, fut comme un électrochoc, et dont Le Diable en tête avait propulsé sur la scène romanesque un stupéfiant « inventeur du réel », parce qu’il avait su s’y servir de l’instrument narratif comme d’un révélateur des névroses de son temps, demeure à la hauteur de ses exigences, et de ce qu’il nous a appris à attendre de lui. Car ce qu’il faudrait dire d’abord de ces Derniers jours de Charles Baudelaire, c’est qu’une fois encore l’auteur nous entraîne à sa suite dans une aventure de la pensée qui captive au point que l’on ne peut lâcher son livre, qu’il nous y piège, nous y englobe, nous fait nous interroger sur notre propre statut de lecteur, sur notre complicité dans le complot dont son personnage est ou se croit la victime. Il parait qu’à l’origine de cette entreprise, BHL avait voulu écrire un Procès de Charles Baudelaire. Et c’est nous qui, ce roman en main, croyons comparaitre à la barre… Fameux tour de force !

Suspense

Le 4 février 1866, visitant l’église Saint-Loup de Namur, Baudelaire est frappé d’une attaque qui est le premier symptôme du processus de démolition qui aura raison de lui en dix-huit mois. Son agonie commence là. Et c’est au lendemain de cette première station de son calvaire que Bernard-Henri Lévy s’empare de lui. Le poète se réfugie d’abord à l’Hôtel du Grand Miroir, rue de la Montagne, à Bruxelles. Il y est quasi cloîtré dans une chambre, prostré dans son lit, de plus en plus incapable de bouger, de parler. La parole ne lui est pas encore ôtée, mais elle le déserte peu à peu. Dans sa tête, les douleurs de sa vie le harcèlent. Il est hanté par la solitude le mépris de ses pairs – la condescendance du « clan Hugo » lui est une torture – cette œuvre dont il estime qu’il n’a pas donné toute la mesure, le sentiment profond et tance que la vie qui s’écoule de lui ne lui a pas permis d’aller au bout de lui-même.

Si ce roman saisit à ce point à la gorge, ce n’est pas, on le devine, parce qu’on ne sait comment il finira. L’auteur, qui sait ce qu’est un vrai suspense, a compris que la tension que peut produire un récit réside dans la mise en suspens perpétuelle d’une fin toujours annoncée. Cette technique-là, il la maîtrise à la manière d’un grand compositeur, puisqu’il réussit même, comme le ferait un musicien, à nous imposer la cadence de lecture de son livre, qu’il a d’ailleurs construit avec un soin méthodique et diabolique : six parties, chacune composées de cinq éléments, où les interventions autres que celles du narrateur se disposent en ordre parfaitement géométrique. Cette architecture n’est pas seulement le fruit d’une volonté de symétrie : elle imprègne le lecteur malgré lui, comme on peut très bien ressentir l’harmonie d’un édifice, en percevoir confusément l’équilibre sans l’avoir analysé.

Le moindre paradoxe de ce livre n’est pas de nous mener aux confins de la folie et de l’aphasie avec une intelligence et une éloquence également dominées. BHL n’est pas de ceux qui croient qu’il faut déconstruire pour rendre compte d’une déconstruction, la dignité de sa démarche réside, justement, dans le contraire : sa confiance dans le pouvoir et la rigueur de l’esprit qu’il sait capable d’affronter les abîmes. Et en choisissant de scruter l’un des phares de la modernité au moment de son ultime glissade, il s’avance aussi loin, plus loin encore que dans ses essais, où il n’avait jamais eu froid aux yeux non plus. Mais preux chevalier de la lucidité, il ne s’avance pas démuni : s’il est un des penseurs de référence pour aujourd’hui, c’est parce qu’avec quelques-uns de ses amis – Philippe Muray, Philippe Sollers notamment, à qui ce livre doit beaucoup – il est l’un de ces rares intellectuels qui, de nos jours, ne se contentent pas de promener leurs pensées dans les chemins balisés de la connaissance, mais s’aventurent en des zones inconnues et périlleuses.

L’émotion que provoque ce livre tient à cela, plus encore qu’aux révélations qu’il nous fait sur le « cas Baudelaire » ou aux confidences qu’il nous livre sur les hantises de son auteur (on y lit quelques prises de position sur la place de l’écrivain dans le corps social), sur le rapport aux médias, sur l’« originalité » qui sont plus pertinentes encore à propos de BHL que du pauvre B. : il nous aide à voir plus clair dans les ténèbres de l’être, il ne s’arrête pas pieusement, face au mystère et à l’ineffable. Il est fondé sur la conviction que tout est susceptible d’être dit et il le dit. Que l’on appelle cela culot, insolence, ou plus justement ou sobrement courage, on y a affaire à ce qui distingue les auteurs qui comptent et qui marquent de ceux qui se contente de passer.

Il est beaucoup question de la Belgique dans ce livre, fatalement de la Belgique telle qu’elle était, et de cette Belgique mythique et caricaturale qui était à Baudelaire ce qu’était la Cacanie à Musil : le lieu géométrique de toutes les mesquineries, de toutes les tiédeurs, de toutes les petitesses. On sait les Belges très réceptifs à ce qui les fustige : ils en redemandaient à Coluche lorsqu’il venait se produire au Cirque de Bruxelles. Ils riaient beaucoup au spectacle que naguère, Patrick Roegiers tira, sous le titre Pauvre B., du Pauvre Belgique de Baudelaire. Ils riront aussi de ce dernier livre, que Lévy, avec une rare témérité, imagine que Baudelaire dicte à un ultime disciple-vampire, et où les Belges en entendent de belles. Car ce roman passionnant et pathétique, bourré d’idées jusqu’à la gueule, est aussi, par moments, irrésistiblement comique. Voilà encore l’une des innombrables surprises qu’il réserve.


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