À quoi sert un bloc-notes ? À ne pas laisser passer des petites phrases qui sont parfois des grandes infamies. Ainsi l’indécrottable Jean-Marie Le Pen en meeting, dimanche, à Marseille, puis invité par un interviewer de complaisance à commenter les thèmes de sa campagne et évoquant, au passage, la naissance du petit-fils du président de la République et le fait que ses parents aient choisi de l’appeler Solal. Ce délicat personnage regrette que les Français aient pris la déplorable habitude d’appeler leurs enfants « n’importe comment ». Il fait observer que si « Abdelkader » s’appelait tout simplement « Albert » il aurait « moins de soucis ». Et il enchaîne, donc, sur le cas du petit Solal Sarkozy dont il suppute (interview Dailymotion) qu’il aura été ainsi prénommé, pour « faire cadrer » son futur destin avec « les origines juives de Madame Sebaoun » et dont il observe (meeting proprement dit) que ce choix « ne relève pas d’une franche assimilation à la société française ». Cette phrase, elle, relève, il faut le dire, de la plus franche vulgarité. Cette phrase, sa phrase, ajoutée à une autre où cet ignare dont seul un usage immodéré de l’imparfait du subjonctif a pu faire croire à quelques naïfs qu’il avait, comme on disait jadis, « des lettres », se permet de juger le personnage éponyme d’Albert Cohen, héros de Belle du Seigneur, comme « un Rastignac peu sympathique », cette phrase, donc, relève de la niaiserie la plus crasse, de la bêtise la plus épaisse, ainsi que d’une surdité définitive à ce qui fait la grandeur de la culture française. Et puis cette phrase, enfin, cette petite phrase où l’on se permet de remettre en cause l’appartenance à la Nation de deux personnes qui avaient déjà eu droit, il y a un an, de la part d’un certain Siné, à des injures du même tonneau, relève surtout des tribunaux – mais il est vrai que ce vieil antisémite à bout de souffle n’attend peut-être que cela… On se contentera donc, ici, d’un hommage appuyé au grand écrivain suisse, honneur de la France et de sa langue, qui a inventé, en effet, Solal.
À quoi sert un bloc-notes ? À saluer la sortie prochaine (le 4 février, chez Nova Press) d’un petit livre important et signé d’un jeune auteur qui est aussi un brillant avocat. L’auteur s’appelle Patrick Klugman. Son livre : Le livre noir de la garde à vue. Et ce que l’on y apprend c’est, en gros, que chacun d’entre nous, vraiment chacun, peut, pour n’importe quel motif, souvent sans motif du tout ou sans en connaître, en tout cas, le motif, faire l’étrange, pénible et, parfois, dégradante, expérience de la garde à vue. Cas de Pascal T., séropositif, arrêté pour ébriété, et qui meurt au commissariat parce que les agents craignent d’être contaminés. Cas de cette femme de 54 ans empêchée de se rendre aux lavabos par un personnel dont on ne sait ce qui l’emporte en eux, ce jour-là, de la désinvolture, de la gauloiserie ou, simplement, de la cruauté. Cet enfant de 9 ans. Ce couple de 70 ans, fouillé à nu. D’autres cas, tant d’autres – la gamme entière des possibles ; tout le spectre des situations tantôt les plus scandaleuses, tantôt les plus extravagantes ; le mot d’ordre n’est-il pas de faire du chiffre, encore et toujours du chiffre, comme pour les reconductions d’immigrés, les chercheurs du CNRS, comme pour toutes ces procédures évaluatrices qui sont l’une des maladies de l’époque et que l’on m’a, plus d’une fois, vu dénoncer ici ? Michel Foucault aurait goûté ce recueil de cas concrets, il disait de « concrétions du présent », qu’était une vraie réflexion théorique sur l’état de notre justice. On me dit que la question commence, à l’instigation, notamment, du bâtonnier Charrière Bournazel, d’agiter un milieu judiciaire qui semblait désespérer de voir un jour mis un terme à cet attentat permanent aux libertés. Et je crois comprendre que la Garde des Sceaux elle-même doit annoncer, dans les prochains jours, le principe d’une réforme à laquelle nombre de ses prédécesseurs ont songé mais sans oser – on comprend mieux pourquoi, en lisant Klugman – en payer le prix politique et peut-être syndical. À elle aussi je ne saurais trop recommander la lecture de ce petit manuel de savoir- vivre ou, plus exactement, survivre au temps de la garde à vue.
À quoi sert un bloc-notes ? À vous dire que je suis de retour à New York, pour la première fois depuis Noël, et que ces quelques semaines – que dis-je ? ces quelques jours – m’auront suffi à trouver un climat presque complètement nouveau. Est-ce l’élection perdue du Massachussets, la semaine passée ? Avoir laissé échapper le siège historique des Kennedy avait-il une telle importance, non seulement symbolique, mais politique ? Ou est-ce d’avoir pris les banques de front, d’avoir posé la question des bonus et des pratiques spéculatives les plus choquantes, est-ce d’avoir énoncé des règles de bon sens et que l’on attendait depuis l’éclatement de la crise financière, qui a fait se cristalliser les mécontentements et crever la bulle de confiance qui était comme un nimbe au-dessus de Barack Obama ? Le fait est là. L’état de grâce est terminé. Jamais un Président, dit le New York Times de ce matin, ne sera tombé si vite si bas. Et pourtant… Oui, et pourtant quelque chose me dit que l’homme n’a, évidemment, pas dit son dernier mot. Et je ne parviens pas, moi, en tout cas, à faire mon deuil du rêve Obama. À suivre.
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