« J’ai nourri le projet de raconter à ma façon l’histoire des intellectuels français depuis l’affaire Dreyfus », déclare Bernard-Henri Lévy dans un avant-propos à ses Aventures de la liberté. « À ma façon » sont les trois mots qui comptent ici le plus, avant même ceux de l’affaire Dreyfus, l’événement fondateur.
« Histoire des intellectuels français » ? Cette histoire est d’abord un choix. De Vacher de Lapouge à Louis Althusser, le lecteur est coincé entre deux maniaques. Le premier, mesureur de crânes, le second, logicien mystique, selon Jean Guitton.
Les crânes du premier le condamnèrent au délire raciste ; le mysticisme dévoyé du second à la folie pure. Entre ces deux échecs extrêmes, une collection d’échecs tempérés illustre avec éclat l’incapacité de l’intellectuel, non pas seulement à gérer la chose publique, mais à la penser.
Les intellectuels – ceux du moins qu’a retenus Bernard-Henri Lévy – ne sont pas des penseurs. Ce sont des bateleurs d’idées, soucieux de paraître, d’« occuper le terrain, autrement dit de se refléter dans les divers miroirs de la société, selon le principe sartrien qu’il faut vouloir tout ».
Retranché derrière la première personne du singulier, Bernard-Henri Lévy affirme. Lorsqu’il feint de s’interroger, chacune de ses réponses aux questions qu’il se pose est approbatrice.
Il est toujours autant soucieux de s’exposer que d’exposer, cela dans les deux sens du terme car s’exposant, il prend des risques.
Tacticien de l’ostentation, les bateleurs ont sa préférence – entre Sartre et Aron, c’est Sartre qu’il choisit ; entre Malraux et Kojève, la question ne se pose pas. Si Steiner écrivait en français, il ne l’ignorerait pas : pour déplorer sa discrétion.
Non pas qu’Aron et Kojève soient ignorés. Ils sont présents mais la place qui leur est affectée ne correspond en rien à leur importance. C’est qu’ils n’ont pas fait faillite et n’ont jamais hanté les tréteaux.
Cette préférence pour les personnages médiatiques, cette qualité leur fût-elle inhérente comme l’était à Malraux, ou rétrospective comme l’histoire l’a accordée à Drieu La Rochelle, n’ôte pas tout intérêt à l’entreprise. Les Aventures de la liberté sont de beaucoup supérieures à L’Idéologie française du même auteur qui réduisait la France entière à l’antisémitisme.
Cet étrange livre sur les intellectuels, mais surtout sur les écrivains dont l’auteur a voulu parler, est un mélange hétérogène d’entretiens, de digressions et de citations. On distingue cependant deux axes dans ce désordre : le premier, démonstratif, est la faillite des intellectuels ; le second, publicitaire, est un autoportrait de Bernard-Henri Lévy, dans toutes les configurations de l’affirmation, de l’inquiétude raisonnante et triomphante et même du doute. Aurait-il mûri ?
Faillite des intellectuels. Les titres des premières et dernières parties du livre Les Grandes espérances et La Fin des prophètes, sont éloquents. L’intellectuel né avec l’affaire Dreyfus, se réveille après cent ans de rêve aussi inapte à cette fonction que le poète à l’action. Le constat n’est pas nouveau, l’illustration est particulière.
Ainsi Barrès devient-il « le premier national-socialiste de France et peut-être d’Europe ! » Au-delà des insultes qu’il lui décerne – « salaud », « infâme », etc. – la séduction de Drieu La Rochelle, sur Nizan, Malraux, Mauriac, Paulhan et cent autres fascine BHL… « L’homme conserve jusqu’au bout l’estime de ses pairs », remarque-t-il, songeur. Mauriac l’a félicité de reprendre la NRF avec la bénédiction allemande, et Malraux, tout étant joué, l’aurait accepté dans les rangs de sa brigade Alsace-Lorraine… Cette assurance obtenue, Drieu est allé se suicider. Conduite qui ne manque pas d’une certaine grandeur qui ébranle BHL.
Malraux est le grand homme du livre. Le héros qui seul est paré du triple prestige de la pensée, du style et de l’action. Pour cette dernière, Bernard-Henri Lévy consacre plusieurs pages à affirmer qu’en Espagne il exerça bien le commandement effectif de l’escadrille qui porta son nom et que ses avions eurent une influence décisive sur le cours des événements… S’il ne s’est pas engagé plus tôt dans la Résistance, c’est la faute de Josette Clotis. En Malraux, il a mis toutes ses complaisances.
Le recours à l’entretien – de Claude Simon à Jean Guitton en passant par Romain Gary et Edmonde Charles-Roux, il en a inséré une dizaine dans son texte – fait apparaître dans l’ouvrage un souci d’impartialité qui n’était pas jusque-là le point fort de son auteur.
La conversation avec Jean Guitton sur Louis Althusser est la plus étonnante du livre. Ils s’étaient connus à Normale et ne se sont jamais perdus de vue jusqu’à la mort du second. D’abord mystique chrétien, obsédé par la Trappe et Thérèse d’Avila, Althusser tombe dans le marxisme avec la même ferveur.
Il a l’idée fixe de rencontrer Jean-Paul II, pour opérer la réconciliation de Marx et de Jésus, et demande à Guitton d’arranger cela. Guitton accepte, doutant cependant que le Saint-Père sache qui est Althusser. Il en parle donc à Jean-Paul II qui lui répond : « Althusser, je le connais, c’est un logicien. » Il accepte de le recevoir. La rencontre n’aura pas lieu, Althusser ayant étranglé sa femme.
Professeur de philosophie à Normale, auteur révéré en ce lieu d’un Pour Marx où ses disciples voulaient voir un renouvellement d’une doctrine impossible, Althusser est pour Bernard-Henri Lévy le symbole, théâtral, de l’échec général des intellectuels, intercesseurs du Juste, du Vrai et du Bien. La folie qui le frappa, le meurtre qu’elle lui fit commettre, ses misérables dernières années, apportent en effet une conclusion rêvée à son livre : romanesque et vraie, une aubaine.
Les Aventures de la liberté sont elles-mêmes le résumé d’une cause jugée depuis longtemps : asservis volontaires à l’utopie marxiste, les intellectuels n’ont cessé de se tromper depuis le début du siècle.
Le livre ne tire d’autre leçon de cette erreur interminable que son seul constat. Contradictoire, donc vivant, il met en scène quelques dizaines de ses défenseurs les plus connus et une poignée de ses adversaires, dont Pierre Boutang – traité avec bienveillance à l’occasion d’une scène frappante. Mais il met surtout en scène le metteur en scène de la série télévisée qui lui correspond. Bernard-Henri Lévy n’a pas pu ne pas songer au Sacha Guitry de Si Versailles m’était conté. L’a-t-il égalé ?
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