Deux mots, oui, pour dire « le peuple »… Il y a deux mots, déjà, pour dire « la vie » : le bios, d’un côté, la vie qui a un sens et où un sujet singulier, chaque fois et définitivement singulier, s’écarte des autres sujets pour tracer son chemin propre – et le zôè, de l’autre, la vie nue, la vie réduite aux besoins, celle qui ne caractérise chacun d’entre nous que pour autant qu’il ressemble aux autres et se fond dans l’unité presque indifférenciée de l’espèce. Eh bien, de la même façon, il y a deux mots pour dire le peuple. Dêmos, d’abord : c’est le peuple rassemblé, citoyen, souverain, éventuellement votant et, en tout cas, politique. Et, ensuite, ochlos : la multitude, la masse informe et inconstituée, la foule pré ou post-politique, caricature d’elle-même, mûre pour la meute ou, dans le meilleur des cas, le plébiscite. Je maintiens que M. Martinez, patron de la CGT, est l’homme du second. Et aussi M. Mélenchon avec, ce dimanche, sa comédie des « insoumis » : maigres défilés de lycéens, cheminots-témoins, routiers en fausse colère, professionnels de l’indignation et patriotes économiques. Je me souviens du temps, pas si lointain, où il était – je parle de M. Mélenchon – un honnête radsoc courant les comices de son parti et rêvant d’un sous-secrétariat à quelque chose. Et j’ai encore l’entretien croisé que nous avions fait pour Technikart et où son idée fixe était d’arriver au gouvernement, à tout prix, avant les copains de l’aile néo du PS. A-t-il tant changé que cela ? Et la politique du pire d’aujourd’hui (tout, c’est-à-dire, probablement, la droite, plutôt que la-gauche-qui-a-trahi) n’est-elle pas l’envers amer de la petite politique d’hier ?
Mort d’un champion. Avalanche d’articles et commentaires pour dire sa grâce, sa violence, son corps glorieux et virtuose, ses foucades, ses rodomontades, son orgueil génial et fragile, son « voler comme un papillon et piquer comme une abeille », les cordes comme un dancefloor, le visage comme un sanctuaire profané et mis à sac, les poings lourds et rapides levés soudain vers le ciel, les punchs fantômes, l’art du bluff et du spectacle, les titres qui pleuvent comme autant de météores sur la bannière étoilée de l’Amérique, l’athlète-monde, le monde comme un ring – et puis, bien sûr, la mémoire de la servitude, le « sale nègre » des petits Blancs du Kentucky, les lynchages, les ghettos, le Viêtnam qu’il déserte et, alors, cette naissance double ou, plus exactement, redoublée quand, en 1964, après le match contre Sonny Liston et la rencontre avec Nation of Islam, Cassius Clay décide qu’il s’appellera, désormais, Mohammed Ali. Tout cela est bien. Tout cela est bon. Et, pour quelqu’un qui, comme moi, se rappelle ces années de l’avant-Mai 68 comme celles d’un double deuil (la mort de Che Guevara et, trois ans plus tôt, le meurtre symbolique de Mohammed Ali par une Amérique nixonienne qui lui refuse le droit de continuer à boxer), entendre Obama, Clinton, jusqu’à Trump, saluer ainsi sa mémoire sonne comme une heureuse revanche. Reste, cela dit, un détail. Reste ce que nous savons aujourd’hui et que nous savions, à vrai dire, déjà de ce Nation of Islam dont il embrassa un moment la cause. Peut-on célébrer l’icône, le triple champion poids lourds, le héros qu’ont immortalisé, de Norman Mailer à Joyce Carol Oates, quelques-uns des plus grands écrivains américains sans dire aussi que Nation of Islam fut l’un des creusets où se forgea l’essentialisme noir, le racisme antiblanc, une part de l’islamisme contemporain et l’abominable thème de la compétition des victimes (toutes choses dont Ali, bien sûr, se dissociera – mais raison de plus pour le rappeler et ne pas laisser les jeunes générations confondre dans la même légende Cassius et Malcolm X…) ?
Crues du siècle. Inondations sans précédent. Je n’avais vu cela, personnellement, que dans les pays les plus déshérités – Bangladesh, il y a quarante-cinq ans, delta du Gange, Chittagong, humanité perdue, spectacle des derniers jours, apocalypse. Ou, à l’autre bout du spectre et du monde, États-Unis d’Amérique, Floride ou Louisiane, ces ouragans et autres typhons qui portent des noms charmants (Isabel, Ana, Claudette, Kate, Allison, Lili, Lisa ou Erica) et dont la violence non domestiquée (coulées de boue, murailles d’eau s’abattant sur les fronts de mer et les dévastant tous les cinq ans, arbres déracinés, pluies de grenouilles et de lézards, paysages de désolation régulièrement reconstruits et non moins systématiquement redétruits) est comme un énigmatique tribut payé par le pays le plus puissant du monde à ce que l’on persiste à y appeler « Mère Nature ». Voir cela en France est relativement nouveau. Voir le pays de Descartes et de son homme « maître et possesseur de la nature » submergé, lui aussi, par des éléments furieux et qu’il n’a pas senti venir, voir le cœur de cette Europe où l’on pensait en avoir fini, non seulement avec l’Histoire, mais avec la Nature, se laisser prendre à revers et par l’une et par l’autre, c’est un choc. Avec deux effets induits. La détresse des familles qui ont tout perdu, tout, jusqu’à leur ancrage en ce monde et leur art de l’habiter. Mais aussi l’affolement des médias qui, ne parlant plus que de cela, passant à la trappe les guerres de Syrie et d’Irak, les menaces terroristes, les débats idéologiques et politiques du moment, les grèves, bref, montant à l’Euro comme on monte à l’échafaud et sur fond de fin du monde climatique, semblent donner raison à l’humoriste qui disait que, s’il n’y avait pas la météo, 95 % des gens n’auraient décidément rien à se dire.
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