Il n’y a pas de routes au Sud-Soudan. C’est même l’un des lieux du monde, peut-être avec le Tibet ou les montagnes du Népal, où l’idée de route a le moins de sens. En sorte que, dans ce pays immense, dans cet espace grand comme une fois et demie la France, il n’y a que trois façons de circuler. A pied, quand on est paysan. En Jeep, mais sur de courtes distances, et par des pistes de terre, quand on est militaire. Et, sinon, par des petits avions loués à Lokkichokio, la base humanitaire de la frontière du Kenya, et qui, à condition de ne pas sortir des couloirs réservés aux vols de l’ONU, à condition, aussi, d’éviter, en cas d’interception radio, de répondre et d’avoir à s’identifier, parviennent à rallier la plupart des villes de ce Sud animiste et chrétien que les islamistes de Khartoum arabisent de force, et bombardent, depuis presque vingt ans.

C’est par un avion de ce genre que je suis arrivé à Alek, province de Bahr el-Ghazal, littéralement le « pays des gazelles », qui est, tout près de la frontière avec le Nord, l’une des régions les plus éprouvées par la guerre. Le voyage a duré quatre heures. J’ai été accueilli, sur la piste de brousse, par une joyeuse cohue de soldats sudistes en uniforme ; de civils, en short, la kalachnikov croisée sur la poitrine ; d’enfants nus, au corps enduit de cendre et d’urine mêlées pour, dit-on, éloigner les insectes. J’ai vu, entouré de ses quatre commandants, Deng Alor, gouverneur de la province et ex-ministre des affaires étrangères de John Garang, le chef sudiste et chrétien. Et puis je suis arrivé dans un beau camp tout neuf, composé d’une douzaine de cases impeccables, d’une clôture de chaume, d’un centre de transmissions, d’un grand espace couvert, prévu pour des repas nombreux – mais, chose bizarre, complètement vide. « Où sommes-nous ?, ai-je demandé au jeune garçon qui m’a montré ma case. – Dans un camp humanitaire, de la Norvegian Church Aid. – Où sont les Norvégiens, alors ? Les volontaires humanitaires ? – En congé, à Nairobi. – Tous ? – Tous ! » Et, demandant à visiter le reste du camp, insistant pour voir, surtout, le petit dispensaire attenant, je découvre qu’il est fermé, visiblement depuis longtemps ; puis, l’ayant fait ouvrir, je trouve un lit, un seul, qui n’a, semble-t-il, jamais servi ; et je vois enfin, à la porte, une femme dinka, portant un bébé dénutri, à laquelle nul ne semble songer à apporter le moindre secours. Un camp fantôme ? Non. Un faux camp. Un camp qui, plus exactement, et enquête faite, a, en effet, été construit, à l’automne 1998, par des humanitaires norvégiens mais pour être, presque aussitôt, offert à l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) de Deng Alor et de Garang – autrement dit, qu’on le veuille ou non, à l’un des belligérants.

Me revient l’image de ces étals improvisés, sur la route de Kakuma, au Kenya, où des nomades turkanas vendaient des rations alimentaires marquées du sigle des Nations unies. Et me revient surtout ma conversation, le jour même, avec l’homme des visas de Lokkichokio, m’assurant : primo, que ces paquets, ce sont les guérilleros du SPLA qui les apportent du Soudan et qui les ont donc, d’une manière ou d’une autre, subtilisés aux civils qui en étaient les destinataires ; secundo, que Khartoum, voyant cela, sachant que c’est cette aide détournée qui permet au SPLA de financer ses achats d’armes, en conclut que, pour arrêter les armes, il faut arrêter les aides et que, pour arrêter les aides, le plus simple est d’éliminer les civils qui les reçoivent – soit en les déplaçant, soit carrément en les tuant. Humanitaires otages. Mobilisation des humanitaires dans une logique de guerre qui les dépasse. Comme si cette guerre, la plus longue du monde, qui a déjà fait deux millions de morts (davantage que la Bosnie, le Kosovo, le Rwanda réunis), quatre millions et demi de déplacés (trois Sud-Soudanais sur quatre), avait choisi d’instrumentaliser jusqu’à notre compassion. Comme si, au Soudan, même le Bien s’était mis au service du Mal. « Voulez-vous aller à Gogrial, sur la route de Wau, me demande le commandant Paul Malong, chef du secteur Nord ? – Oui, bien entendu. » Et nous voici, tassés dans une Nissan, quatre hommes armés sur la plate-forme arrière, sur l’un de ces chemins de terre, défoncés, bosselés, qui tiennent donc lieu de route. Paysage de savane. Cultures brûlées des deux côtés. Passer à droite ou à gauche, dans la brousse, quand on redoute qu’un tronçon ne soit miné, ou quand il faut contourner un cratère de bombe ou un pont cassé. Croiser des hommes en haillons, ou torse nu, à peine des soldats, endormis à côté d’un canon de DCA. En croiser d’autres, si visiblement affamés qu’ils ont du mal à tenir debout mais qui, reconnaissant le commandant, ou sa Nissan, ou peut-être pas, ne reconnaissant rien ni personne, mais flairant l’autorité, donc la ration, se mettent au garde à vous. Le trajet est long. Le commandant Malong, pour passer le temps, raconte la prise de la ville : « C’était une vraie grande ville… il a fallu, pour la réduire, dix jours de combats acharnés… le soutien d’artillerie venait d’Alek… un bataillon d’infanterie a coupé la route à des renforts arabes venus du nord… un autre, à l’ouest, avait pour mission d’empêcher la garnison de fuir et de ne pas faire de prisonniers… » Au bout d’un moment, enfin, désespérant d’arriver et voyant que nous sommes toujours dans un no man’s land de pierres et de ruines vagues, je perds patience et demande : « C’est encore loin, Gogrial ? », et il me répond : « Vous y êtes. »

J’ai déjà vu des villes-fantômes. J’ai vu Kuito, en Angola. Kuneitra, sur le Golan. Vukovar, bien sûr, en Croatie. Mais ça… Cette désolation… Ce désert… Ces tas de boue qui furent des maisons… Ces briques dont on a fait des bunkers… Ces feux… Ces tentes… Ces carrés de sorgho, ces lits de camp, là où il y avait les rues… Ces nids à serpents… Ces ordures… Ces odeurs de pourriture, de merde, de charogne mêlées… Ces chiens bizarres, trop gros, qui n’ont plus peur des humains… Cet espace immense… Cette place… Oui, on voit bien, que c’était une place… On voit, d’après les squelettes de bâtiments, en bordure, que ce fut une grande place, abritant des édifices officiels… Or il n’y a plus, sur cette place, qu’un vide immense, où tournoient les chiens et les soldats méfiants : c’était une place vivante, animée, pleine de la bonne vie des villes normales et elle ressemble maintenant au cirque dévasté d’une cité antique, témoin d’une civilisation disparue – sauf que l’on ne sait plus qui est, au juste, le fantôme, de ceux qui ne sont plus là et dont Gogrial est devenue la fosse commune ou de ceux qui rôdent à leur place et ont l’air à peine plus vivants. « Où sont les habitants ? – Morts, ou partis », me répond Marial Cino, le commandant local, à qui son ordonnance vient de porter un message urgent, griffonné sur une feuille de cahier d’écolier et signalant un mouvement de troupes ennemies de l’autre côté de la rivière… Et puis, il corrige : « Sauf eux… » Et il montre un groupe d’enfants aux jambes maigres, aux yeux trop grands pour leurs petits visages, habillés en guenilles militaires et en train de faire des culbutes par-dessus l’affût du T-55 qui commande l’accès à la place.

Retour vers Lokkichokio où l’on doit me dire si, oui ou non, j’ai une chance de voir John Garang. Même avion. Même pilote. Le pilote, peut-être parce qu’il ne connaît pas la zone, prend très à l’est, au lieu de piquer tout de suite vers le sud. A nos pieds, à travers le hublot, le grand désert de la savane soudanaise. Et là, d’abord très espacés, puis plus proches, des points de lumière qui semblent des feux de brousse. Pourquoi ces feux ? Est-ce que l’on peut voir de plus près ? Le pilote descend. Assez bas. Nous découvrons alors, stupéfaits, que ce n’est pas la brousse qui brûle, mais des huttes. Nous découvrons aussi, invisible à la hauteur où nous étions, mais distincte maintenant, une colonne de pauvres gens, quelques dizaines, peut-être plus, poussant un peu de bétail, fourbus. Et puis, quelques minutes plus tard, l’avion ayant repris de l’altitude, mais à peine, cet autre spectacle : des hangars ; des camions ; des semi-remorques kaki qui ressemblent à des véhicules militaires ; un terre-plein, sans doute une piste d’hélicoptères ; une route, neuve ; une autre qui pourrait être une piste d’avions bétonnée ; et un espace immense, étrangement quadrillé, qui fait penser à un damier, ou à un sage quadrillage, ou à des casiers d’huîtres ou de riz – un champ pétrolifère en prospection.

Nous sommes tombés en réalité sur le complexe pétrolier, en principe interdit de survol, de la Greater Nile Petroleum Operating Company, le consortium qui regroupe la firme canadienne Talisman Energy, des intérêts chinois et malais ainsi que la compagnie nationale Sudapet. Et nous avons eu, surtout, confirmation de ce que les ONG, Amnesty International, le gouvernement canadien lui-même, soupçonnent depuis des années, mais que nient les compagnies pétrolières. A savoir que le gouvernement « nettoie » systématiquement le terrain, dans un périmètre de trente, cinquante, parfois cent kilomètres, autour des puits de pétrole ; que la moindre concession pétrolière signifie des villages harcelés, bombardés, rasés, et des colonnes de pauvres gens chassés de chez eux ; bref, que là où le pétrole jaillit, là où l’or noir est censé apporter bonheur et prospérité, c’est le désert qui croît.

Le hasard fait que j’ai dans la poche des déclarations, parues dans la presse kényane, de Carl Bildt, ancien émissaire de l’ONU dans les Balkans, l’homme qui, le jour du massacre de Srebrenica, parlait encore de paix, à Belgrade, avec Milosevic – il est devenu, ce « diplomate », administrateur de la société pétrolière suédoise Lundin Oil qui opère, elle, plus au sud, près de Adok et j’ai donc avec moi ses vertueuses protestations : « Nous faisons des routes, au Soudan ! Des écoles et des routes ! Comment ne voyez-vous pas que nous civilisons ce pays ? » Eh bien oui, des routes. Je les ai vues, ces routes. J’ai sans doute vu, aussi, l’une des pistes d’atterrissage où, selon de nombreux témoignages, les bombardiers de la base militaire d’El-Obeid viennent faire le plein de fioul. Et ce spectacle est accablant.

Guerre oubliée ou cachée ? Ignorée ou soigneusement occultée ? Et, dans cette occultation, dans cette guerre de l’ombre et des intérêts clandestins, l’Occident des pétroliers ne porte-t-il pas, pour le coup, une responsabilité écrasante ? Responsabilité pour responsabilité, une suggestion. Le Sud-Soudan n’est plus qu’un gigantesque sous-sol, où sont mêlés son pétrole et ses morts. Que l’on pèse alors sur ce sous-sol, que l’on agisse avec ce pétrole-ci comme on l’a fait avec celui de Saddam Hussein, que l’on se montre aussi déterminé quand il menace des processions de gueux, sans visage et sans nom, fuyant dans la savane incendiée, que lorsqu’il met en péril la paix du monde ou notre prospérité – et peut-être l’autre pompe, la pompe à misère et cadavres, verra-t-elle ralentir, elle aussi, sa terrible cadence.

JOHN GARANG est en retard. Cela fait deux heures que je suis là, à Boma, près de la frontière éthiopienne, dans l’enceinte d’un camp de terre et de chaume, très semblable au camp norvégien de l’autre jour. Chaleur. Rafales de vent. Nuages de sable et de poussière. Agitation des soldats, à l’intérieur. Groupe d’enfants, dehors, derrière l’enceinte, qui attendent eux aussi « le chef ». Une table de bois, sous l’arbre, que l’on est venu recouvrir d’un drap de laine à carreaux rouges. Des chaises. Un command-car, enfin. Est-ce lui ? Non. Toujours pas. Ce sont des officiers venus en éclaireurs, uniformes vert olive, qui ont tous le même scorpion rouge cousu sur la poitrine. Pourquoi un scorpion ? « C’est l’emblème du bataillon. » Mais encore ? « C’est un bon animal, le scorpion. Même les serpents reculent devant les scorpions. » On entend le chant des grillons. Les coqs. Philip Obang, « l’Ancien » du village, en est à me raconter l’histoire de ce colon anglais du début du siècle qui a enterré sa cave sur la colline voisine et tout le monde, depuis, la cherche. Et puis alléluia, le voici, précédé d’une nuée de nouveaux soldats, plus petit que je ne l’imaginais, plus épais : j’attendais (peut-être le nom, John Garang, qui me plaisait et qui évoquait je ne sais quelle élégance anglaise, déliée) une sorte de guérillero dandy ; au lieu de quoi ce personnage massif, imposant – même uniforme vert olive, très amidonné, que ses officiers. « Avez-vous fait bon voyage ? »

Je lui raconte que le pilote n’a appris qu’une fois en vol, par radio, notre destination réelle. Je lui dis aussi que nous avons eu du mal, plus encore qu’à Alek, à trouver la petite piste, noyée dans la savane. « Oui. Mais que voulez-vous ? Vous êtes dans un pays occupé. Et nos pistes sont systématiquement bombardées… »

Vu de près, lorsqu’il s’anime, le visage est plus intéressant. La barbe presque blanche, sur une figure encore jeune. La lèvre dédaigneuse. Les dents petites et serrées. L’oeil cruel, avec un voile qui, parfois, lui blanchit la pupille. « Tenez. Commençons par manger un peu. »

On vient d’apporter un énorme plat de méchoui dont il se sert avec appétit. « Ce qui m’a surpris, dis-je, c’est aussi que, contrairement à ce que j’ai vu hier, autour des champs pétroliers de Majak, il n’y a pas, ici, de villages détruits… – Ah ! Vous êtes allé à Majak… »

L’oeil s’est durci. Je sens bien qu’en évoquant Majak, et le pétrole, j’ai touché un point sensible. « Le président El Béchir a fait une faute grave. On ne peut pas dire au peuple : «le pétrole c’est la manne tombée du ciel, tous les Soudanais vont devenir riches» et, au bout du compte ne rien donner. D’autant… »

Il parle un bel anglais, châtié. Mais avec une manière étrange d’attaquer les phrases – comme s’il avait à contenir, chaque fois, une rage sourde. Un soldat lui sert régulièrement à boire. De l’eau. « D’autant que cela pourrait n’avoir qu’un temps. Imaginez que le robinet s’arrête. A la source, hein… Ou à l’arrivée… – Vous voulez dire que vous seriez prêt à saboter les puits ? Le pipeline ? – Par exemple, oui. Nous n’en avons pas tout à fait les moyens, aujourd’hui. Mais un jour… Qui sait ? ».

Je pense au canal de Jonglei, arrêté depuis 1983, quand le SPLA prit en otage les ingénieurs français des Grands Travaux de Marseille – et que j’ai également survolé. Je sais, pour avoir vu, près de Ayod, cette grande tranchée morte, asséchée, que Garang ne plaisante pas. Il continue. « Vous avez raison, cela dit, de vous intéresser au pétrole. C’est la clef. Savez-vous, à propos, que c’est ici, tout près, que TotalFina a ses réserves ?… »

Menace voilée ? Ou façon de dire, au contraire, qu’il a un deal avec les Français – peut-être contre les tribus nuers qui tiennent une partie de la zone et sont en guerre avec ses Dinkas ? Il sourit. « Parlons plutôt d’aujourd’hui, reprend-il, en se resservant du méchoui. Vous arrivez à un moment intéressant. L’accord avec Hassan El Tourabi, mon ennemi juré… – Oui, l’islamiste, maître à penser d’El Bechir. Mais en prison depuis qu’il a signé cet accord avec vous. Etes-vous sûr qu’il représente encore quelque chose à Khartoum ? – Bien entendu ! »

Il a presque rugi. Comme si je l’avais offensé. « C’est comme la prise de Kassala, insiste-t-il, l’an dernier, près de Port-Soudan. L’événement le plus important de cette guerre, depuis longtemps. – Parce que cela montrait votre capacité à frapper très au nord, loin de vos bases ? – Oui. Et parce que cela disait bien que le Soudan, pour nous, est indivisible. Contrairement à ce que racontent vos journaux, nous ne sommes pas des sudistes, mais des Soudanais. Nous ne sommes pas pour l’indépendance du Sud, mais pour un Soudan libre, unifié et libéré de la tutelle des islamistes. Regardez. »

Il sort de sa poche de poitrine, celle où on lui a cousu, au lieu du scorpion, « CDR. Dr John Garang de Mabior », un papier bien plié où sont imprimés toute une série de cercles et ovales – et des uns aux autres des flèches. Le visage s’est adouci. Presque ingénu, tout à coup. Emouvant. « Ce sont les quatre schémas possibles des relations entre le Nord et le Sud. C’est le schéma n 2, celui de la Confédération, qui a ma préférence. »

Tous les officiers présents, comme moi, les yeux écarquillés, se penchent sur les graphiques… Le chef guérillero, cet homme qui, depuis presque vingt ans, ne connaît d’autre loi que celle des armées, en train de raconter que sa vie, son destin, son combat, sont réductibles à ces schémas enfantins… « Et qu’est-ce qui fait, lui dis-je, qu’El Bechir choisira votre solution ? – Le peuple. »

La réponse est venue très vite, d’une voix changée elle aussi – candide, un peu flûtée. Et suit un long développement sur les ferments de révolte qui, d’après lui, travaillent le peuple de Khartoum : « Le régime ne tient qu’à un fil… Une intifada gigantesque se prépare… Agonie du régime… Crépuscule sur l’islamisme politique… » Croit-il vraiment ce qu’il dit ? Croit-il réellement que le SPLA, son parti, soit au bord de provoquer cette insurrection générale et de gagner ? Comme tout à l’heure, quand il semblait hypnotisé par son accord avec Tourabi, je suis frappé par son air de crédulité : l’effet, peut-être, de cette vie étrange, coupée de tout et de tous, dans le maquis ; vingt ans de clandestinité, la guérilla comme un métier et un destin – et le jugement politique qui, à force, perd ses repères… « Ne croyez pas que je rêve, dit-il, comme s’il lisait dans mes pensées. Ni que je sois coupé des réalités. Nous avons des agents à Khartoum. Et j’ai des rapports précis. Très précis. »

C’est lui qui, maintenant, semble perdu dans ses pensées. Silencieux. Les yeux fixes et blancs. Son Soudan, vraiment ? Ce grand Soudan unifié et laïc, dont la seule idée suffirait à le plonger dans cet état de mélancolie songeuse ? « Ah ! les enfants », sursaute-t-il… Les enfants sont entrés dans le camp – petite chorale venue lui faire fête, bouquets de fleurs à la main. « C’est normal, dit-il. Ils sont contents. C’est la première fois que je viens ici depuis cinq ans. »

Puis, sans transition, les enfants toujours là, en train de chanter leurs psaumes – et lui les couvant du regard, très « art d’être grand-père » : « Non, je ne rêve pas. Je suis un esprit rationnel. Un stratège. Mes livres de chevet, c’est Clausewitz, Sun Tzu, Mao, la guerre du Péloponnèse de Thucydide, de Gaulle, à cause de la Résistance française. ».

Et puis, du coq à l’âne, cette confidence. « Vous savez la vraie différence entre El Bechir et moi ? La Bible. Il devrait la lire, n’est-ce pas. Il devrait lui être aussi fidèle que je le suis puisque nous sommes, moi le chrétien, lui le musulman, également fils de la Bible. Eh bien non. Car s’il lisait Genèse II, 8, ou le premier livre de Josué, il saurait que la civilisation Koush existe depuis la nuit des temps et que son Soudan né de l’Islam n’a donc tout simplement pas de sens. »

Et voilà le vieux guérillero, tel le Kurtz du Coeur des ténèbres de Conrad qui, à force de « camper seul dans sa forêt », avait furieusement « besoin d’un auditoire » – voilà le chien de guerre et de brousse qui, devant ses officiers et sa sentinelle bouche bée, devant les enfants toujours là et toujours psalmodiant, s’engage dans des récits follement érudits sur – pêle-mêle – le Nil bleu ; le Nil blanc ; les quatre rivières du jardin d’Eden ; l’histoire, dansle Livre des Chroniques, II, 14 (il hésite sur le verset…), de Zerah envahissant le royaume de Juda avec une armée d’un million de Soudanais ; le royaume de Méroé ; les pharaons noirs de la XXVe dynastie ; le christianisme nubien du IVe siècle ; les royaumes Darfour et Fung ; le royaume chrétien de Soba ; toutes histoires, légendes, généalogies fabuleuses et grandioses censées plaider pour ce Soudan aux identités mêlées qui semble son idée fixe.

Je pense, en l’écoutant, à tous ces hommes « à idée fixe » que j’ai croisés dans ma vie. Je pense à Massoud. A Izetbegovic et sa Bosnie. A Otelo de Carvalho, à Lisbonne, au moment de la « révolution des oeillets ». A Mujibur Rahman, et à son Bengale libre. Je pense à ces grands déraisonnables dont la vie semble aimantée par une chimère lointaine. Garang n’est certes pas de leur espèce. Il est aussi cet être rude, cruel, que j’ai senti à la première minute. Et je connais les crimes qui lui sont imputés – les enfants soldats ; la famine comme arme ; la ville de Nyal, dans le Western Upper Nile, en zone nuer, rasée par le SPLA ; j’en passe. Mais en même temps… Je ne peux m’empêcher, en même temps, d’admirer cet entêtement, cette fidélité à une étoile fixe. Bête de guerre, sans doute. Tacticien sans états d’âme ni scrupules, peut-être. Mais aussi ce résistant, dont la longue obstination force le respect.

DES Nubas, je ne savais pour ainsi dire rien avant d’atterrir à Kawdah. Les photos de Leni Riefenstahl, bien sûr. La réputation flatteuse – douteuse ? – de compter, avec les Dogons, au nombre des « spécimens humains » les plus réussis. Quelques évocations littéraires. Un goût têtu de l’insoumission dont les Anglo-Egyptiens eurent à souffrir au XIXe siècle. Que leur nom même, Nuba, viendrait, à en croire un vieux National Geographic Magazine, de l’Egyptien « Noub », qui signifie « or » – peuple d’or ? Or des peuples ? Et puis le fait, bien sûr, que les monts Nubas d’aujourd’hui sont plus inaccessibles que jamais puisque, à leur isolement traditionnel, s’ajoute la guerre totale, donc le blocus total, décrétés par Khartoum il y a dix-huit ans.

C’est donc avec la seule autorisation de John Garang que je m’y suis rendu.

Son état-major avait prévenu, par radio, Abdel Aziz Adam al-Halu, commandant de la cinquième division du SPLA et chef militaire, à ce titre, de la résistance des monts Nubas.

J’avais, de mon côté, à Lokkichokio, repris un petit avion : quatre heures environ, jusqu’aux collines vert émeraude – la légende veut qu’il y en ait quatre-vingt-dix-neuf – posées, comme de gros mamelons, sur la savane.

Et là, dans ce paysage lunaire et embrouillé, dont il n’existe pas de carte précise, j’ai eu la grande chance d’être accompagné par le médecin franco-polonais Zygmunt Ostrowski, ami de longue date des Nubas, patron de l’association humanitaire ADE, qui venait, quelques semaines plus tôt, d’effectuer le même voyage et qui se rappelait l’emplacement de la piste.

Les pilotes, quand ils atterrissent à Kawdah, savent qu’ils n’ont pas plus de vingt minutes pour décharger, éventuellement recharger et, surtout, remettre dans les réservoirs les deux bidons de 200 litres de fioul apportés depuis Lokkichokio – après quoi les Antonov soudanais basés à El Obeid, et alertés en temps réel de la mission, décollent et viennent bombarder la piste.

Les habitants eux-mêmes, les centaines d’enfants et de soldats venus, comme à Alek, mais au son, cette fois, d’une ronde nuba traditionnelle, nous accueillir, nous faire fête et, aussi, récupérer les provisions de sucre et d’huile offertes par l’ADE, savent que c’est là, dans la plaine, et, pis encore, près d’une piste, qu’il sont les plus vulnérables.

Aussi le principe est-il de ne jamais s’attarder et, après s’être entendu avec le pilote pour qu’il revienne vous chercher, de s’en aller très vite vers un autre village, plus haut, dans la montagne : quelques heures de marche ; paysage de hautes herbes et d’acacias ; cahutes de glaise ; brousse brûlée ; cratères d’obus profonds de plusieurs mètres ; et, chemin faisant, des impressions, des témoignages, qui ne font que confirmer les appréhensions les plus alarmistes.

Le blocus. L’encerclement quasi total dont m’avait parlé Ostrowski et que dénoncent les rares ONG qui, comme la sienne, continuent de maintenir un lien symbolique avec les « monts Nubas ». Je peux témoigner que, là où je suis passé, on ne trouve pas un médecin à moins de huit heures de marche. Pas un médicament. Pas un moulin, pas une pompe – la guerre a tout détruit. Je peux témoigner qu’on y trouve de moins en moins de vrais outils – sinon ceux que l’on bricole dans la ferraille fondue des débris d’obus. Et puis ces champs entiers, dans les plaines, que les paysans brûlent eux-mêmes de peur que l’armée ne puisse, en les investissant, venir à couvert jusqu’aux villages. On survit, chez les Nubas, en mangeant des écorces et des racines. On y rencontre des hameaux où, en saison sèche, on en est réduit à creuser le sable, à mains nues, pour trouver de l’eau.

Les bombes. L’avion d’une ONG italienne a été bombardé, le 16 avril, quelques jours après notre passage. Le matin même de notre arrivée, à Kawdah, un char venait de bombarder, à tir tendu, la petite école du village. Et l’on entendait, tout au long de la journée, encore que de manière intermittente, le bruit du canon qui tirait sur la colline voisine. Témoignage d’un habitant, l’instituteur, qui maintiendra, dit-il, son école – sous un arbre, en plein vent, mais il la maintiendra : « Vingt bombes, certains jours ; ils savent que nous n’avons, pour riposter, que de mauvais canons de récupération ; alors ils volent bas, d’un vol bien tranquille, bien régulier, on dirait des rondes de mouches et ils lâchent jusqu’à vingt bombes par jour, et les enfants ont si peur ! »

La déportation, enfin. Le déplacement forcé de dizaines de milliers de Nubas vers des prétendus « camps de la paix » installés au pied des montagnes, autour, notamment, de Kadugli, ou même tout près, à Aggam, dans la partie de la province déjà conquise par l’armée. C’est Abdel Aziz, cette fois, qui parle. C’est lui, le chef des Nubas, qui, assis, comme Garang, sous son arbre, son bâton de marche posé à côté de lui, raconte le calvaire de ces gens qui, las d’être canonnés, las de manger des sauterelles et des racines bouillies, las aussi de voir leurs enfants mourir de maladies nouvelles ou, au contraire, oubliées et que l’on ne sait plus guérir, finissent par descendre dans les plaines et se réfugier dans ces camps qui ne sont, en réalité, que des centres de tri pour les marchands d’esclaves. Il y avait un million de Nubas. Il en resterait trois cent mille. Que sont devenus les autres ? Morts ? Disparus ? Ou proie des négriers du Kordofan qui les ont vendus aux familles arabes de Khartoum ?

Alors la question c’est, bien entendu : pourquoi ? Oui : pourquoi de si grands malheurs sur la tête d’un si petit peuple ? Abdel Aziz réfléchit, bons yeux intelligents et doux, allure si peu militaire malgré la vareuse et le revolver à la ceinture. « Le pétrole. Peut-être sommes-nous sur la route du pétrole. » Puis, se ravisant : « Et, en même temps, non ; est-ce qu’on extermine un peuple, est-ce qu’on l’étouffe ainsi, doucement, sans témoins, parce qu’il se trouve sur la route du pétrole ? » Et voici la voix des Nubas libres, celui qui, dans quelques jours, à la mort de Yussif Kuwa Makki, va devenir aussi leur chef politique, qui, sous son arbre toujours, ses officiers autour de lui, sur un ton où, comme chez Garang encore, alternent la précision du stratège et le lyrisme biblique, essaie d’autres hypothèses mieux ajustées à ce qu’il appelle « l’âme de son peuple ».

Le goût de la liberté des Nubas, commence-t-il. Leur tradition d’insoumission et de révolte. Nous sommes un petit peuple, certes. Mais un peuple à la nuque raide. N’est-ce pas nous qui, finalement, nous sommes soulevés les premiers ? Est-ce qu’on peut, quand on est El Bechir, tolérer pareille insolence ? Est-ce qu’on peut, quand on veut imposer la charia à tout le pays, accepter que cohabitent, ici, toutes les confessions – animistes, chrétiens, mais aussi des musulmans qui ne veulent pas de cet islam de rage et de vengeance ? Et puis le «cas» Nuba… Ce cas unique au monde… Savez-vous que la langue que l’on parle dans ce village est différente de celle que l’on parle dans le village voisin ? Savez-vous qu’il y a cinquante langues chez les Nubas, cinquante vraies langues, issues de dix groupes différents et qu’il n’est pas rare de voir quelques centaines d’hommes et de femmes maintenir vivante une langue que l’on cessera de parler quelques centaines de mètres plus loin ? C’est étrange, certes. Mais c’est l’étrangeté nuba. C’est la très grande singularité de mon peuple. Encore qu’il y ait plus singulier encore – et plus insupportable pour les fanatiques de la guerre sainte et de la pureté perdue : loin que cette multiplicité de langues provoque, dans notre société, la dispersion tribale, l’émiettement des intelligences et des corps, elle a l’effet inverse et produit une communauté paradoxale, une appartenance forte et fière, une conscience nuba…

Aziz, en même temps qu’il parlait, a commencé de feuilleter, comme s’il lui était familier, l’exemplaire du livre de Riefenstahl que nous lui avons apporté. Par quel miracle, cette familiarité ? Par quel mystère de transmission ? Et se peut-il qu’il y ait ici, dans ce pays coupé de tout, des hommes qui n’ont pas bu d’eau potable depuis des mois, pas vu un médecin depuis des années, pas lu un livre ni un journal depuis bien plus longtemps encore, se peut-il qu’il y ait des hommes, un homme en tout cas, qui sachent néanmoins, d’un obscur mais indiscutable savoir, que, là-bas, très loin, dans un coin perdu du monde qui s’appelle l’Allemagne ou l’Europe, vit une artiste à laquelle ils doivent un peu de leur immortalité ? « Regardez ce qu’ils ont fait de nous, murmure Aziz, en feuilletant le livre. Regardez. » Ce sont les photos qu’il montre, bien sûr. Ce sont les Nubas de légende, bien cadrés, de la cinéaste. Et ce sont les autres qu’il veut que je regarde, les vrais Nubas, les siens, avec leurs figures émaciées, leurs haillons, qui lui semblent sans doute, à cet instant, l’ombre de ces ombres. Mais ses officiers ayant eu le même réflexe que moi et étant, comme chez Garang, dans la scène des graphiques, venus très près de nous, donc très près des photos, pour pouvoir, également, les admirer, les enfants s’approchant aussi et se glissant, très excités, entre les commandants, l’instituteur faisant de même, et de même encore le paysan qui était monté sur l’aile de l’avion pour aider le pilote à recharger son fioul et qui glousse de surprise et de joie à la vue de ces frères aînés, nus et scarifiés, je regarde très exactement ce qu’Aziz souhaitait que je regarde : ensemble, presque surimprimées, les ombres et les ombres des ombres. Mais j’y vois l’inverse, il me semble, de ce qu’il m’invitait à voir. Non pas la dégénérescence des icônes. Mais, miracle de l’art ou de la vie je ne sais, une fidélité têtue à ce que les clichés avaient de plus beau et dont ils n’avaient déjà fait, j’en suis sûr, qu’enregistrer la vibration : une force venue du fond des âges ; un courage indomptable qui, aujourd’hui comme hier, émane de ces visages cendrés ; misérables, abandonnés, fretin pour toutes les chancelleries, grands oubliés de cette guerre oubliée, des hommes dont la grandeur tragique nous oblige d’autant plus que leur disparition ne dérèglerait en rien l’économie du monde.


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