Qu’est-ce qu’un événement ? Un vrai ? Souvenir de Hegel voyant passer l’esprit du monde, à Iéna, sous ses fenêtres. Fulgurance de Heidegger saluant la survenue de l’Ereignis, cette rencontre de l’Être et du Temps, ce surgissement du Réel pulvérisant la morne plaine de la réalité. Et ces rares, très rares moments, un par siècle, parfois deux, maximum trois, où les meilleurs d’une génération sont étreints par le sentiment que c’est l’époque entière qui, pour le pire et, peut-être, le meilleur, vacille sur son axe. Génération guerre d’Espagne, ses grands cimetières, son espoir et, de Majorque à Malagar et aux couloirs de l’hôtel Florida, à Madrid, où tout le monde se retrouve, ces premiers « clochards épiques » : Capa et Malraux, Saint-Ex et Orwell, Bernanos et Hemingway. Génération Bosnie, ses charniers, ses bibliothèques incendiées, ses camps au cœur de l’Europe et, de Susan Sontag à André Glucksmann, Edwy Plenel, François Tanguy, Romain Goupil, d’autres, l’évidence que c’est elle, l’Europe, qui recommence, ou se suicide, à Sarajevo. Et, aujourd’hui, les survivants de l’une, les enfants de l’autre et, au fond, les mêmes que je vois saisis par le même choc : un moment de vérité, un point de Réel, un Événement en train de surgir en Ukraine. Europe, année zéro. Paix et guerre mode d’emploi avec, à l’horizon, l’effondrement généralisé de la culture, de l’esprit et des pratiques démocratiques. Et, comme à Madrid, comme en Bosnie, cette évidence : devant le mur de la douleur ukrainienne, sur les ruines d’Irpin et de Marioupol, dans les rugissements de l’empire poutinien et de son armée rouge du sang d’une nation que les bouchers écorchent, c’est l’ultime barbarie qui menace.

J’insiste. L’Histoire c’est la réalité – et l’Événement c’est le réel. Cela peut se dire ainsi : l’Histoire c’est le flux – et l’Événement c’est la digue levée contre le flux. Ou, à l’âge du Spectacle et du tout-puissant Visible, ainsi : tout le travail de la réalité, tout le travail du réel avec un petit r face à la cognée du Réel majuscule, c’est de le noyer dans le business as usual d’un flux d’images multiples, surabondantes, proliférantes, métastasées. Ou, à l’inverse, ainsi : le signe, aujourd’hui, qu’il y a Événement et que frappe à la porte l’âme du monde c’est qu’aux images de la télévision, mais aussi de Snapchat, d’Instagram, de Twitter, de YouTube, aux images pour rien qui défilent au bout de nos index et à la surface de nos portables, s’opposent soudain quelques images et, comme disait le dernier Pasolini, celui des documentaires de la toute fin, des images rares et filmées à l’encre. Ou encore, et simplement, ainsi : aux XXe et XXIe siècles, on reconnaît un Événement au fait que des intellectuels s’en saisissent pour traiter le mal par le mal et tourner des images-mots, des images-livres et, par conséquent, des films. Terre d’Espagne et Sierra de Teruel à Madrid. Ophuls, Godard, Goupil, Bosna ! au temps de la guerre de Bosnie. Et, de telle confrérie de photographes vieillis mais vaillants à l’auteur de ces lignes en train de polir le montage de son deuxième film ou à Romain Goupil qui vient de terminer le sien, les mêmes, ou leurs survivants, ou leurs héritiers, qui récidivent aujourd’hui : n’avons-nous pas tous pour point commun de tenir pour un acte de résistance l’effort d’empêcher les villes et les cultures éventrées, les explosions et les cratères, les morts livides, les vivants épuisés, les soldats harassés, de finir dans l’inflexible corbeille de l’image instantanée qui, comme le café du même nom, s’avale et s’oublie aussi vite ?

Enfant de saltimbanques. Romain Goupil, donc. Notre jeune homme, aurait peut-être dit Mauriac. Cet éternel ado, éternellement fidèle à ses révoltes, et dont le film culte, Mourir à trente ans, peut se revoir, trente ans après, comme le testament d’une jeunesse à qui il arriva d’être brisée pour n’avoir pas cédé sur la belle arrogance de son présent. Et cet ancien assistant du grand Godard qui fut, il me semble, le premier, avant Sean Penn, avant le documentariste israélien Itai Anghel, avant nous tous, à prendre le train pour Kyiv. J’ai vu 2, place de la Victoire, Kyiv, son film. Je ne sais ni quand ni comment il sera diffusé. Mais je l’ai vu. C’est l’histoire d’un enfant de saltimbanques qui débarque dans la ville bombardée et à qui son ami Rémy Ourdan, grand reporter au Monde, ne trouve pas de meilleure famille d’accueil que les gardiens du cirque national. C’est la traversée, caméra au poing, d’un drame concentré dans une unité de lieu où tremblent, au rythme des bombardements, les murs, les chapiteaux odeur de plastique brûlé, les cages à tigres et à lions, les pistes, les gradins. C’est une ferme aux animaux d’un autre genre où l’on nourrit, où l’on dresse, où l’on fait même poser, sur leurs podiums, à l’instar des funambules et des acrobates, des grands chats prêts pour le jour (ostinato du film…) où reviendront parents et enfants terrés, pour l’heure, dans leurs bunkers. Et c’est, après une incursion à Boutcha, ce final où le cinéaste répond aux « salauds » sartriens qui, avec l’acharnement des fanatiques, ferment les yeux sur le Réel : « saltimbanques de tous les pays, unissez-vous ». Éthique du cinéma de vérité. Face au déferlement des clichés délétères ou trop pieux, une heure et demie d’images justes. Romain ouvre le feu.


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