Une phrase. Il aura suffi d’une toute petite phrase – « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » – pour que commence d’être réparée l’une des plus colossales injustices du XXe siècle. Fallait-il que la phrase soit prononcée par un parlement, en l’occurrence le Parlement français ? Était-il bon que la vérité ait ainsi force de loi ? Je le pense. Non pas que le droit ait, comme tel, vocation à dire le fait. Mais le fait était déjà dit. Sa cause était entendue. Tous les historiens, y compris les historiens turcs, s’accordaient sur ce fait qu’une extermination a bien eu lieu en 1915-1916, faisant entre un et deux millions de victimes. Et le problème est que ce sont les Etats qui, sous la pression de leur partenaire turc, niaient cette évidence et, le temps passant, les témoins et les descendants des témoins disparaissant, prenaient le risque de voir triompher un révisionnisme d’une ampleur sans commune mesure avec celui qui menace la mémoire de la destruction des juifs. Il fallait qu’un Etat dise cela. Il fallait qu’un Etat, un seul, brise cette conjuration planétaire du silence et rende enfin justice aux victimes du premier génocide du XXe siècle. Cet Etat, donc, c’est la France. Et c’est, pour tous les adversaires, partout dans le monde, de tous les négationnismes, la première bonne nouvelle du millénaire.
Tahar Ben Jelloun est le premier à dire qu’il n’a – je le cite – pas « bougé le petit doigt » sous Hassan II. Il est le premier à admettre, non sans une humilité déconcertante et magnifique, qu’il était « comme tous les Marocains » et qu’il avait « peur » d’affronter le monarque « de face ». Il n’a eu besoin d’aucune belle âme, en d’autres termes, pour convenir que son Aveuglante absence de lumière (Seuil), évocation romancée du calvaire des 58 officiers et sous-officiers enfermés, de 1971 à 1991, dans le bagne marocain de Tazmamart, est un livre qui vient tard. Mais quoi ? Valait-il mieux jamais que tard ? Le fait de ne pas l’avoir écrit sur le moment devait-il lui interdire d’ajouter aujourd’hui sa voix à celles des quelques témoins – Gilles Perrault, Christine Daure-Serfaty – qui lancèrent l’affaire il y a dix ans ? Et que signifie cette campagne de dénigrement qui, depuis quelques semaines, s’efforce de disqualifier son livre ? Que les rescapés de la prison-mouroir – Ahmed Marzouki, notamment, auteur d’un témoignage de première main, Tazmamart cellule 10, qui vient aussi de paraître, aux éditions Paris-Méditerranée – éprouvent un vrai malaise à voir leur histoire mise en scène et en mots, on le comprend. Mais les autres… Ces commentateurs qui, l’année dernière encore, connaissaient à peine le nom de Tazmamart et qui se permettent, soudain, de donner des leçons de morale… Les principes, en l’espèce, sont simples. Primo : l’Histoire, fût-elle celle de la pire souffrance, appartient à tout le monde et donc, entre autres, aux romanciers. Secundo : ils ont, ces romanciers, tous les droits, y compris celui de se l’approprier pour en faire le matériau d’une œuvre d’art. Tertio : ils n’ont, en fait, qu’un devoir qui ne se mesure à l’aune ni de la politique ni de la morale et qui est de faire un beau livre. Cette aveuglante absence de lumière est ce beau livre. C’est une ode à l’esprit de résistance d’une poignée d’hommes qui ont déjoué les lois de la mort annoncée. Et de cela au moins, d’avoir su rendre, par la seule force d’un art sobre, la grandeur des anciens emmurés, il faudrait remercier Ben Jelloun.
Y a-t-il lieu de « libérer » Maurice Papon ? Y a-t-il un moment où, dans les affaires de crime contre l’humanité, « l’humanité doive prévaloir sur le crime » ? Et faut-il faire de l’ancien fonctionnaire, convaincu de « complicité de crime contre l’humanité », le fer de lance d’une campagne posant le problème des « vieux détenus » dans les prisons françaises ? Ces débats me semblent, je l’avoue, passablement oiseux. Et je ne vois pas comment, en s’exprimant de la sorte, on évitera de donner raison à ceux qui, au fond d’eux-mêmes, n’ont jamais démordu de l’idée que le procès a été mal mené, la culpabilité du prévenu mal établie, sa peine mal proportionnée aux fautes qu’il a commises. Je n’aime pas plus que vous, cher Robert Badinter, l’idée d’un si vieil homme emprisonné. Mais je crois que je l’aurais dit, moi, de manière assez différente : je ne pardonnerais qu’à un Papon qui aurait lui-même demandé pardon, reconnu et regretté ses crimes, et saisi donc cette occasion pour trouver les mots de compassion que les six mois d’audience n’ont pas su lui arracher. Donnant donnant. La grâce contre le repentir. La libération contre un mot, un seul, pour celles et ceux qu’il envoya jadis à la mort. C’est ainsi, et ainsi seulement, que le souci de la charité pourrait, non contredire, mais confirmer, renforcer, parachever, le travail de la justice.
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