L’autre soir au Twickenham, devant un thé glacé, j’ai entendu tomber des lèvres de Bernard-Henri ces paroles que je confie aux historiens : « J’ai écrit un roman parce que j’étais las de ma propre voix… » Et je crois bien, Dieu me pardonne, avoir murmuré que je le comprenais.

BHL, vous connaissez ? Il y a dix ans, quand il n’avait pas encore publié La Barbarie à visage humain, Le Testament de Dieu, et L’Idéologie française, triple portique pour l’entrée en scène d’un jeune écrivain d’idées qui ne craignait point la gloire, nous parlions très tard, dans mon bureau-aquarium du boulevard de Grenelle, jusqu’à ce que la nuit éteigne la blancheur de son col largement rabattu sur les épaules tandis qu’à ses côtés, mais légèrement décalé, le regard brillait au point fixe de son satellite Michel Butel, la tête inclinée comme les anges du deuxième rang dans les tableaux des maîtres de Florence. Oui, le Michel Butel qui prend la direction des Nouvelles littéraires

S’il y a quelque chose dont Bernard-Henri Lévy n’était pas fatigué, c’est bien de sa propre voix. Il était gorgé de certitudes. Et voici qu’aujourd’hui il aurait, selon le mot de Valéry, « tué la marionnette » ? Ou brisé la chrysalide… La chenille philosophante ferait place au papillon romancier ? C’est à voir de plus près. En tout cas, et pour répondre à une inquiétude souvent exprimée dans les librairies, « il y a une histoire ». C’est celle de Benjamin…

Benjamin naît en 1942, à Paris, de bourgeois fortunés : Mathilde, qui tient un journal tout ce qu’il y a de plus intime, et Édouard. Édouard est collabo, jusqu’à la moelle, au point qu’il n’éprouve aucun trouble de conscience à dénoncer à la Gestapo de pauvres juifs, ou à ses battre pour emporter un marché de fournitures de tissu destiné à la confection des étoiles jaunes. Une affaire en or… L’ami de la famille, c’est Jean. Il est résistant, et convoite Mathilde. Édouard, bravement en somme, s’engage dans la LVF. Mathilde se donne à Jean. Lorsqu’après la guerre Édouard sera fusillé, après une étrange intervention de Jean auprès de la commission des grâces ; le héros et la veuve du salaud se marieront. Le jeune Benjamin devient le fils adoptif du politicien. On lui laisse croire que son père est mort héroïquement dans les combats de la Libération. Il en exalte en lui le souvenir et méprise le papa suppléant. Mais un jour, patatras ! Benjamin découvre le journal intime de Mathilde, où tout est raconté par le menu. O désespoir, ô nuit obscure…

C’est du mélo, mais du meilleur. Le romancier n’a pas inventé les stéréotypes, il les redistribue. Il n’a pas inventé les ficelles, il les tire une seconde fois pour le plaisir du Diable. Ou pour le sien. Il faut lui demander d’où vient ce titre, Le Diable en tête… « Eh bien, parce que le Diable, c’est le Diable, il est dans les têtes. Il est le Mal. Mais en même temps il est aussi devant. En tête du cortège. Il tire… – Quoi ? il est devant comme… Laurent Fignon ? En tête du peloton ?… – Voilà ! » Et Benjamin part dans une folle dérive.

Conformément à une très vieille idée du Diable, il croit que pour être lui-même il doit être comme les autres. Et pour être tous les autres, dans ces années-là, il faut incarner tour à tour ou pêle-mêle le tricheur, le blouson doré, le petit délinquant, le porteur de valises du FLN, le révolutionnaire-pénitent et en peau de lapin, le sorbonnard et l’ouvriériste en 68, l’enfant d’Althusser et de Mao, voire le trotskard, et aussi l’apprenti terroriste au Liban, en Italie… Il faut avoir toutes les femmes, aussi. Elles apparaissent, elles s’agenouillent, elles tombent, le petit matin les efface. Mais Benjamin s’accroche tout de même dans les barbelés de l’Amour, de la vraie… La petite juive alsacienne, Marie, Diable ou pas, est comme un bloc de cristal toute au milieu de toute cette verroterie. Et c’est un admirable personnage de femme. Elle donnera sa vie, la pauvre, lorsque le malheureux aura décidé, mais seulement pour le principe et pour payer sa dette à l’organisation terroriste, de tuer son papa adoptif. Le coup est raté. Benjamin prend la fuite. Il se cache à Jérusalem. Mais sa mort est inscrite dans la trame des jours. On ne retrouvera pas son corps…

Je dis cela très vite mais le livre aussi. Cela s’appelle le train d’enfer. L’important n’est pas l’événement historique, dont Bernard-Henri Lévy ne nous donne qu’une sorte de relevé emblématique, mais bien dans la chasse du Diable, le parcours trébuchant de Benjamin dans la forêt des chimères. Roman de la dissonance, du croisement serré des vérités contradictoires, du malentendu, de l’équivoque.

Et Benjamin, c’est qui ? L’auteur a cherché à conjurer toute identification en se faisant apparaître lui-même, tel que nous le connaissons, comme l’interlocuteur du héros. Facile… Je n’ai obtenu de lui que cette conclusion un peu solennelle : « Benjamin ? Il est la tentation de notre temps… » Bien dit, ma foi. Plus d’un, plus d’une, en lisant Le Diable en tête, retrouveront en effet l’air et la chanson, appropriés, que leur chanta le Diable…

Je n’ai pas vraiment dit à Bernard-Henri Lévy ce que je pensais de son roman. Je l’ai embêté. Je lui ai reproché cette construction hachée, ce côté dossier, enquête, si fréquemment utilisé déjà, où je vois un artifice inutile. À la manière d’un enfant obstiné, il m’a répondu qu’il l’avait « fait exprès », et que déjà Faulkner, Dos Passos… Que voulez-vous répondre à cela ? La pudeur m’a retenu de lui dire ce que peut-être il ne voit pas, que l’idée de la Mort est dans son livre comme l’air qu’il respire, que l’histoire, la politique, le sexe, la violence, le Mal et même le Diable, ah ! bien pauvre Diable, n’en sont que les oripeaux, les voiles, la comédie. D’ailleurs, toutes les morts y sont traitées avec une vérité qui tranche sur le reste : celle de Mathilde, celle d’Édouard, celle de Raymonde, l’ouvrière, et de son amant maghrébin, celle de Marie, et lorsqu’à la fin Benjamin, à Jérusalem, s’exprime enfin lui-même, il trouve pour évoquer sa propre fin des accents déchirants. Les plus belles pages du livre, assurément…

Que l’écrivain ne se soucie pas davantage, ou plus longtemps, de « rénover » la forme, l’espace, la matière, du roman moderne ! Qu’il laisse seulement passer le chant, et s’écouler le sang de la blessure… Un jour, Bernard-Henri Lévy saura pourquoi son livre a quelque chance de se frayer son chemin dans les cœurs, et de rester dans les mémoires. Et il sera surpris.


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