Merci, professeur Briole. Salut à vous tous qui êtes dans cette salle et à ceux qui sont, m’a-t-on dit, dans les deux salles voisines. Je vais essayer de répondre à votre prière et je vais essayer de le faire en prenant le mot qui vous réunit, ce mot de Réel, au sens où, je crois, vous l’entendez. Le « Réel » tel qu’il s’est pensé à travers le temps de la théorie analytique… Le « Réel » dans la variété et l’infléchissement de ses définitions depuis sa première formulation en 1952 jusqu’à sa reformulation vingt ans plus tard au moment de l’invention des nœuds borroméens par Lacan.

Je procéderai ainsi par courtoisie, bien sûr, et parce que c’est à vous que je m’adresse aujourd’hui. Mais je le ferai aussi parce que ce nom-là, le nom du Réel selon Lacan, est celui qui m’importe depuis toujours. Dans l’aventure de pensée et de vie que je mène depuis maintenant presque quarante ans, les psychanalystes lacaniens (à mes yeux, un pléonasme) sont parmi mes plus sûrs et chers alliés. Et je ne démords pas de l’idée, énoncée dès mes premiers textes, que la pensée de Lacan est, pour un philosophe, l’une de celles qui comptent et qui permettent d’avancer le plus.

1

Donc, « Aux prises avec le Réel ». C’est le titre que vous avez indiqué pour cette séance. Et, déjà, je ne peux pas ne pas m’interroger sur le mot même de « prise ». Entend-on par là qu’il revient à « l’intellectuel engagé », comme vous dites, d’appréhender le Réel, de s’en emparer, de le « prendre » au sens de s’en saisir ou de l’arraisonner ? Vous savez comme moi, et mieux que moi, que tout, dans la doctrine lacanienne, s’y oppose. Car qu’est-ce, après tout, que le Réel ? C’est le résidu de l’interprétation des rêves. C’est le reste de l’analyse. C’est ce qui s’y dérobe et que l’analyste n’atteint jamais. C’est ce dont il n’y a, à strictement parler, ni idée ni pensée. C’est, comme dira souvent Lacan, « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ».

Il arrive d’ailleurs à Lacan de jouer avec ce mot même de Réel qui signifie tout autant, dans une homonymie troublante, la « res » et le « rien », la chose et le néant. Il lui arrive aussi de jouer avec le palindrome du leer en allemand, la langue freudienne d’origine, puisque le mot se lit aussi bien « le vide », ou « le vacant », et le « Réel », le « Leer » à l’envers qui est le « Réel » à l’endroit – ou l’inverse. Oui, dans la langue nouvelle qu’invente la psychanalyse après la guerre, le Réel et le leer, le vide et la chose, se disent de la même manière, avec les mêmes phonèmes. Ce qui complique quand même la vie de ceux qui croient qu’on peut « prendre » le Réel, s’en « emparer ».

J’ajoute que, quand Lacan dit « Réel », il puise à une inspiration très ancienne qui fut l’une des inspirations de sa jeunesse surréaliste, au temps où il côtoyait et pensait avec Georges Bataille et d’autres. Son concept de Réel consonne avec ce que Bataille appelait « l’impossible », ou « l’innommable », ou « le déchet », tous mots qu’on retrouvera littéralement, dans leur sonorité et leur tessiture bataillienne, dans la plupart des textes canoniques de Lacan sur la question du « Réel comme déchet », ou comme « trognon », ou comme « boue ». Le Réel comme stigmate. Le Réel comme autre nom de l’impossibilité de donner un sens à ce qui n’en a pas. L’insaisissable, introuvable, Réel.

Bref, prenez le problème comme vous voulez. Être « aux prises avec le Réel », pour un intellectuel qui a commencé de lire et de penser à travers les écrits de Lacan, ça ne peut pas vouloir dire arraisonner, soumettre, embrasser un Réel rebelle. Il y a une science de la réalité, dit Lacan. Il le dit même à de nombreuses reprises. Et c’est tout le propos, selon lui, du galiléisme. Mais la réalité n’est pas le Réel. S’emparer de l’une ne permet nullement de s’approcher de l’autre. C’est la leçon, en particulier, de Radiophonie. Et, à cette leçon, Lacan ne dérogera jamais.

Alors cette intuition-là, cette idée qu’« aux prises avec le Réel », ça n’a rien à voir avec un écrivain, un intellectuel, un homme à l’abordage du Réel, c’est l’intuition qui m’a guidé toute ma vie, en tout cas dans la part philosophique de mon travail.

L’idée que le Réel, ce n’est pas ce à quoi il faut donner un sens, c’est l’intuition première qui a présidé à ces engagements que le professeur Briole évoquait en commençant.

Soit, par exemple, la question de la souffrance, du malaise, de l’impasse existentielle de chacun dans la civilisation ou dans la vie. J’ai toujours dit que la pire des choses, la plus néfaste des tentations, serait celle qui consisterait à lui donner un sens. C’est l’erreur des théologies. C’est l’erreur des philosophies. C’est une erreur qui s’énonce : étant donné le petit paquet de souffrance qui vous semble insoutenable, insupportable, impossible à porter, révoltant – il y a un certain point, dans le monde ou hors du monde, à partir de quoi cette souffrance, ce mal apparaîtront comme une ruse du bien, une ruse du monde, et paraîtront non plus comme ce scandale insoutenable, mais comme la figure d’une harmonie cachée avec laquelle elle conspire secrètement. Ça, c’est le geste des théologies. C’est le geste des philosophies. C’est le geste qui consiste à considérer ce déchet qu’est la misère et à l’inscrire, à l’enfermer, dans une concaténation bien articulée. C’est un geste auquel je me suis refusé à procéder depuis mes tout premiers textes, il y a maintenant trente-cinq ou quarante ans, en particulier La Barbarie à visage humain. Lorsque je menais, dans La Barbarie, ma critique du « progressisme », lorsque je tentais de poser les pierres d’angle de ce que j’appelais un « pessimisme historique conséquent », c’est ça que je voulais dire : gare à la tentation de donner un sens à ce qui n’en a pas ; gare à prétendre à une « prise » sur le Réel.

Soit la question de l’horreur, et en particulier de l’horreur concentrationnaire, à l’ombre de laquelle il a été donné à ma génération de commencer de penser. Il y a des philosophes, il y a des théologiens, c’est même le propre de la conception philosophique et théologique du monde, qui donnent un sens à tout ça, qui l’expliquent, qui l’enchâssent dans un ordre serré de raisons, dans une chaîne bien nouée de motifs, il y a toute une tentation, tout un effort gigantesque, toute une bibliothèque colossale qui, depuis Auschwitz et depuis la naissance du Goulag, ont consisté à produire, ou à tenter de produire, une science de l’horreur, un savoir du phénomène concentrationnaire. Eh bien je suis, vous le savez peut-être, de ceux dont tout l’effort a consisté à dire : « Ne surtout pas répondre à la question du pourquoi ! ne surtout pas entrer dans l’ordre des raisons ! » Et, s’il ne faut pas y entrer, c’est parce qu’il n’y aurait qu’un pas entre la question du pourquoi et la réponse qui dirait que ces horreurs, ces abominations, s’expliquent si bien qu’elles s’excusent, qu’elles font presque partie de l’ordre du monde et qu’elles apparaissent, à la fin, comme des phénomènes presque naturels. Prenez la question des camps nazis : le mérite revient à Claude Lanzmann d’avoir magnifiquement dit cela ; il a approché ce Réel-là, oui ; mais sans tenter d’y avoir prise, sans en produire un savoir, une pensée ou une science. Prenez, à peu près au même moment, la tentative d’un écrivain russe, Alexandre Soljenitsyne, risquant le même geste à propos du phénomène concentrationnaire soviétique dont il portait les stigmates dans sa chair : eh bien, de la même façon, avec une obstination proprement dantesque, il s’est refusé à en produire une science, il s’est refusé et interdit de tenter d’y avoir prise. La grandeur de Lanzmann ou de Soljenitsyne, la force de leurs écrits ou de leurs films, la force des témoignages qu’ils ont pu rassembler ou produire, c’est d’avoir bien dit que, de ce Réel-là, de ce déchet monstrueux du XXe siècle, il ne s’agissait en aucun cas de s’assurer une prise.

Soit la question, maintenant, de ce qu’est, en son cœur, en son nœud, le fascisme, ou le totalitarisme en général. J’ai essayé de montrer, et je l’ai dit souvent, que la plus économique et la plus juste des définitions, était certainement cette volonté, encore, de donner un sens à ce qui n’en a pas, de transformer ce reste, ce résidu, ce déchet, cet innommable, cet impossible, ce mal, pour parler à la fois comme Lacan et comme Bataille, en une maladie que l’on pourrait traiter et guérir. Je crois que la décision de traiter l’intraitable, la décision de soigner l’incurable, la décision de liquider ce reste qu’est le Réel, est à l’origine de toutes ces entreprises que vous évoquiez dans votre présentation, qui ont ensanglanté le XXe siècle et que l’on peut, pour aller vite, indexer du nom de fascisme. On pourrait le montrer de bien des façons. L’histoire personnelle et intellectuelle, par exemple, d’un Louis-Ferdinand Céline en serait à elle seule une illustration exemplaire : le Céline parti, dans le Voyage au bout de la nuit, de l’idée d’un mal incurable ; s’avisant, en cours de route, qu’il était aussi un médecin nommé Destouches ; postulant que ce mal, cette nuit du mal, pourrait peut-être, avec un peu de chance ou d’effort, n’être qu’une très provisoire, très guérissable maladie ; s’efforçant alors d’isoler le juste virus, puis d’y appliquer le juste remède ; et transformant enfin la politique en une région de la clinique. Cette transformation de la politique en clinique, cette volonté de guérir généralisée, cette volonté de pureté dont elle a pris souvent la forme, c’est, me semble-t-il, le cœur battant de toutes ces entreprises mortifères qui ont dévasté le XXe siècle et dont je ne suis pas sûr qu’elles ne menacent pas encore le XXIe. Pourquoi je dis cela ? Pour dire qu’il me semble plus urgent que jamais, si l’on veut vraiment tirer les leçons de ce terrible XXe siècle, de revenir à l’idée que, du Réel, de ce reste et résidu qu’est le Réel, de ce trognon, de cet impossible, de cet innommable qu’est le Réel, il ne faut à aucun prix produire une science et à aucun prix prétendre s’assurer la prise.

Tout l’effort des intellectuels qui ont un peu compté en Europe depuis trente ans est allé dans ce sens : rester fidèle à la leçon du docteur Lacan disant et répétant que la grande différence entre la réalité et le Réel, c’est que de la première il y a science et que de la deuxième il n’y en a pas.

C’est ma première remarque.

2

Alors, bien sûr, le docteur Lacan ne se contente pas de dire cela.

Il dit, certes, que du Réel il n’y a pas de prise.

Qu’il soit vide ou plein, peu importe, dit-il.

Qu’il soit res ou rien, c’est la même chose, insiste-t-il.

Dans les deux cas, il est sans fissure et sans faille. Dans les deux cas, il n’y a pas de fente où puisse s’assurer la prise, etc.

Mais il dit aussi, et aussitôt, dans les mêmes textes, et notamment dans le même passage de Radiophonie, autre chose.

Il dit que dire que, du Réel, il n’y a pas de prise, et dire qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, ne veut pas du tout dire que le Réel soit pour autant inconnaissable.

Eh oui !

Cette distinction, me semble-t-il, et là encore vous le savez certainement mieux que moi, est essentielle à l’enseignement de Lacan. Le Réel, sans prise, n’est pas pour autant inconnaissable. Le lacanisme n’est pas un platonisme. Mais il n’est pas non plus un kantisme. Cela est dit et redit à longueur d’Écrits.

Ce n’est pas un platonisme : cela veut dire que le Réel n’est pas une essence qu’il s’agirait de retrouver en écartant le rideau des apparences.

Mais ce n’est pas non plus un kantisme : cela veut dire que le Réel n’est pas, pour autant, un noumène que le voile des phénomènes interdirait à jamais d’atteindre.

Lacan dit d’ailleurs, très explicitement, que renvoyer le Réel à l’inconnaissable serait au fond l’erreur symétrique, c’est-à-dire identique, à celle qui le dépeindrait comme connaissable et objet d’une possible prise.

Connaissable et inconnaissable, c’est la même topique, c’est la même problématique, c’est l’avers et le revers de la même erreur.

Quand Lacan dit que le Réel est sans prise, cela veut dire que nous n’avons pas de prise sur cet opaque ou ce déchet qu’est le Réel ; mais cela ne veut pas dire, pour autant, que ce déchet soit un mystère enfoui dans la ténèbre de l’Être.

Lacan se tient, autrement dit, par-delà le connaissable et l’inconnaissable. Lacan est lacanien, il n’est pas kantien, ou wittgensteinien. Jamais, y compris dans son débat silencieux, plus ou moins silencieux avec Wittgenstein, ne lui vient à l’idée que le Réel, il faudrait le taire et que, sous prétexte qu’on n’y a pas de prise, il faudrait demeurer face à lui dans un silence pieux, tétanisé ou même neutre.

Lacan ne dit pas cela, non. Alors, dans ce cas, il dit quoi ? Il dit, et c’est sa deuxième proposition, et elle m’a suivi toute ma vie, et elle m’a toujours semblé si essentielle, et j’ai puisé là l’énergie d’écrire quelques autres de mes livres, il dit, donc, qu’il peut arriver au Réel de se donner à voir, d’entrer en contact avec le sujet parlant, par un mode autre que celui du connaître. Par quel mode ? Jacques Lacan le dit de diverses manières. Ce contact non connaissant entre le sujet parlant et le Réel a plusieurs noms.

C’est la « cognée » – le Réel c’est quand on se cogne, dit quelque part Lacan.

C’est la butée – le Réel, c’est ce résidu de la formalisation sur lequel bute le discours.

Il arrive à Lacan de dire que le Réel c’est le pathème – c’est-à-dire ce qui reste au bord du mathème, que le mathème ne dit pas tout entier et qui ne se transmettra pas dans le logiciel de la science.

Diverses manières, donc, pour le Réel de se dire. Diverses manières, pour le Réel, d’apparaître à la conscience, ou au bord de la langue du sujet. Et des manières qui ne ressortissent pas au sens, qui ne ressortissent pas à la science, qui restent fidèles à cette fidélité de l’absence, de l’absens, dont Lacan a toujours cru que c’est le socle sur lequel il convient de se tenir.

Il y a diverses façons, donc, pour le Réel, de se dire : la cognée, la butée, le pathème – mais encore la Tuché, le hasard au sens d’Aristote ou au sens, plus exactement, dont Lacan explique, dans un texte des Écrits, qu’Aristote l’oppose à l’autre hasard, le hasard du mécanique, de l’automatique, etc., la Tuché, dis-je, entendue comme le hasard de quand ça cogne et quand ça cloche.

Telles sont les diverses manières qu’a le Réel de surgir, de s’imposer, de faire effraction. Telles sont les diverses manières, pour le Réel, de venir aux prises avec le sujet. Mais attention ! C’est, chaque fois, une prise inversée. Non plus la prise du sujet sur le Réel. Mais celle du Réel sur le sujet.

Cela peut se produire dans la vie quotidienne. Mais l’intéressant, bien sûr, c’est quand cela se produit dans l’ordre de la pensée et quand, loin que le sujet, l’intellectuel, le savant, viennent harponner le Réel, c’est le Réel qui vient au contraire éperonner le savant ou l’intellectuel.

Un texte de Lacan encore. C’est un commentaire précoce des travaux d’Hippolyte. C’est un commentaire d’un commentaire d’Hippolyte de La Phénoménologie de l’esprit. Et Lacan parle de ces moments – je cite de mémoire – où le Réel vient « submerger » le sujet. Dans la vie d’un intellectuel, ce sont des moments extraordinairement précieux, extraordinairement importants. Ce sont les moments qui décident des grands gestes théoriques et, aussi, des grands gestes politiques.

Puisque vous m’avez invité à livrer mon témoignage, je vous ai dit tout à l’heure comment quelques-uns de mes textes philosophiques s’étaient tenus au plus près de cette idée lacanienne que le Réel est ce qui n’a pas de sens, que le Réel est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Eh bien j’en ai écrit d’autres à l’ombre de cette autre intuition freudienne, c’est-à-dire lacanienne, selon laquelle il arrive au Réel de faire irruption, il arrive au Réel de faire trouée, il arrive au Réel de faire événement, il arrive au Réel d’avoir prise sur le sujet qui n’avait pas prise sur lui.

J’ai souvent vérifié cela. Je l’ai vécu et je l’ai écrit dans des circonstances diverses : dans l’ordre de l’expérience esthétique, dans l’ordre de l’expérience spirituelle et dans l’ordre du rapport à la chose.

Je commence par l’expérience esthétique. J’ai toujours pensé, et l’ai quelquefois dit, que, dans le rapport à l’œuvre d’art, dans le rapport aux tableaux, ce n’est pas l’amateur qui regarde le tableau ; ce n’est pas le collectionneur qui contemple ses chefs-d’œuvre ; mais c’est le tableau qui regarde le collectionneur… Je crois très profondément cela. Je crois très profondément qu’il y a, dans le Réel du tableau, dans le Réel qu’est l’art, quelque chose qui vient interpeller, provoquer, héler, bousculer le sujet. Et non seulement je le crois, non seulement j’ai écrit un livre, récemment, pour dire que je le crois, mais je l’ai vécu dans une expérience étrange et que je livre à ceux d’entre vous qui s’intéressent à la clinique de ce type de symptômes. Eh oui… Je crois si fort à cette idée que, dans la relation entre le sujet et l’œuvre, c’est l’œuvre qui regarde le sujet et non l’inverse, qu’il m’est arrivé cette aventure très étrange, et ce symptôme tout à fait singulier, qu’après deux années passées à faire le « commissaire », comme on dit, pour une exposition de peinture, après deux années à vivre, par conséquent, cette relation au Réel du tableau non pas dans l’intermittence qui m’avait toujours paru jusque-là de bonne diététique, mais dans un rapport incessant, à jour et jet continu, après deux ans, dis-je, passés à ne faire que ça, à me faire regarder par des tableaux quasiment jour et nuit, m’est advenu ce symptôme dont la clinique s’est emparée et qui fit qu’au bout de l’expérience, la « commission » s’étant opérée, l’exposition ayant eu lieu, le face-à-face avec les tableaux, avec ce Réel-là que sont les tableaux, m’a littéralement brûlé les yeux. La clinique a réglé le problème, je rassure ceux qui pourraient s’en inquiéter. Mais cela s’est produit. Et c’est un premier exemple.

Dans l’ordre spirituel, maintenant. Dans l’ordre du rapport à Dieu. J’ai écrit des livres, j’ai engagé une interlocution, avec un homme qui a eu une vraie importance dans ma vie et qui s’appelait Benny Lévy. Et cela, ces livres et cette interlocution, le fait est qu’ils se sont produits à l’ombre de cette idée que l’idée de Dieu n’est pas quelque chose dont on puisse s’emparer, n’est pas quelque chose sur quoi il faudrait avoir prise, que c’est une idée intermittente, une idée qui fait signe vers un ciel qui est globalement vide et qui, parfois, de temps en temps, dans la trouée, vient se manifester. Benny Lévy, naturellement, ne pensait pas cela. Mais je le pensais, moi, face à lui. Et je le pensais, en partie, à partir de ma lecture de Levinas. J’appartiens à une tradition de l’esprit et de la pensée qui croit à cette intermittence de la parole, qui croit que Dieu ne parle pas tout le temps, qui croit que Dieu parle par instants et que ces instants-là sont les plus bouleversants, qu’ils sont ceux dont la parole du sujet a à faire son miel.

Et puis, le rapport à la chose. Je pense, comme la phénoménologie, enfin… comme un certain versant de la phénoménologie, que ce qui est vraiment transcendant ce n’est pas le sujet, c’est la chose. Je crois que c’est la chose qui domine. Je crois que c’est la chose qui surplombe. Je crois que c’est la chose qui nous regarde de haut. Il y a eu, dans mon aventure intellectuelle, des moments où la chose m’a investi, où la chose m’a requis, où la chose m’a abordé au sens de l’abordage d’un navire corsaire.

Par exemple, le jour où, dans le bureau du président de l’Afghanistan Hamid Karzaï, j’ai appris la mort d’un personnage dont je ne savais rien, dont personne ne savait rien, qui s’appelait Daniel Pearl, et où j’ai décidé de consacrer un morceau de ma vie à comprendre ce qui s’était passé, pourquoi et de quoi il était mort. Ce jour-là, il y a vraiment eu une sorte de réquisition. Une réquisition muette, mais une réquisition tout de même.

Ou, par exemple, la guerre de Libye. La même chose, au fond, s’est passée. Je franchis une frontière.

J’entre en terra incognita. J’arrive au contact d’un Réel obscur, opaque, sans prise et sans fissure. Et c’est bien lui qui, tout à coup, a prise sur moi, me requiert, me commande.

Ou encore, beaucoup plus tôt, lorsque je décide de passer outre les grands récits nationaux de l’histoire de France pour aller regarder de l’autre côté du miroir, du côté de L’Idéologie française : je n’ai jamais vraiment raconté l’histoire de ce livre, je le ferai un jour, et c’est cela qui apparaîtra.

Bref, aux prises avec le Réel, cela veut dire – en tout cas pour moi, puisque c’est sur cela que vous êtes venus m’interroger – la prise du Réel sur le sujet : ces moments énigmatiques, ces moments de surgissement où le Réel s’empare de vous, vous possède et ne vous laisse plus en repos. Un intellectuel engagé, c’est cela. C’est un intellectuel qui laisse le Réel avoir prise sur lui. Ce n’est pas un intellectuel qui tente cette prise galiléenne sur le Réel – c’est, encore une fois, l’inverse.

Et c’est à partir de cette prise inversée que je pense avoir écrit, pour paraphraser un très grand écrivain qui intéressait, d’ailleurs, Jacques Lacan, Raymond Roussel, « certains de mes livres ».

3

De là, ma troisième et dernière remarque : un intellectuel, tel que je le conçois, ce n’est pas seulement quelqu’un qui se laisse submerger par le Réel ; ce n’est évidemment pas un sujet qui cède à une épiphanie tragique ; ce n’est pas non plus quelqu’un qui se laisse juste appréhender par ce Réel rebelle, sans chiffre ni nom.

Car, à partir de cet instant, à partir de ce moment où le Réel se donne à voir dans un mode qui n’est pas celui du connaître mais celui de la cognée, de la butée et de la trouée, reste la question, la dernière question, qui est de savoir si l’intellectuel, l’écrivain ou, au fond, n’importe qui d’autre, s’y dérobe ou y consent, esquive cette prise du Réel ou s’y mesure – ou, plus exactement, s’y démesure…

Restons-en, pour simplifier, au cas des écrivains.

Quand un écrivain consent à se mesurer ou à se démesurer au Réel, ça porte un nom que vous avez évoqué, professeur Briole.

Ça porte un nom, chez vous, oui, amis psychanalystes et lacaniens, psychanalystes donc lacaniens, et ça s’appelle un acte.

Qu’est-ce que c’est qu’un acte ?

Qu’est-ce que c’est, « acte », quand il ne s’agit pas d’un acte manqué ?

Qu’est-ce que c’est qu’un acte qui ne soit pas non plus cet acte parfait qu’était, pour Lacan, le suicide ?

Qu’est-ce que c’est qu’un acte qui ne soit pas davantage cet acte presque parfait qu’était, pour Lacan toujours, la « dissolution », oui, oui, la dissolution dans sa double dimension tyrannique et anarchiste ?

Qu’est-ce que c’est qu’un acte qui ne soit rien de tout ça ?

Qu’est-ce que c’est qu’un acte qui ne soit ni l’acte limite de la mort propre, ni l’acte de la dissolution de sa propre institution, ni, je le répète encore, un acte manqué ?

Eh bien je crois qu’un acte, c’est l’acceptation de cette prise du Réel.

C’est la découverte du fait qu’on ne peut pas s’y dérober.

C’est le fait, comme dit Kierkegaard dans un autre texte sur lequel s’est attardé Jacques Lacan, qu’« on n’a pas le choix » ou, plus exactement, « qu’il n’y a plus qu’un choix ».

C’est se laisser porter par cette submersion.

C’est se laisser emporter, ravir, par ce moment de submersion.

Il y a de la soumission dans l’acte.

Un acte, c’est cette soumission active.

Et c’est, à partir de cette soumission, aller dans ce trou de Réel pour y mettre la main. Ou, mieux, et puisqu’il n’y a d’acte que du dire, pour y aller mettre ses mots. C’est, dans ce trou, aller mettre sa langue.

Un acte, vous le savez, le Dr Lacan l’a dit en propres termes, c’est ce franchissement du Rubicon, c’est ce moment où l’on n’a plus le choix, où l’on ne peut plus céder sur son désir, et où l’on se trouve face, à la fois, à un risque et à une chance.

Le risque de se retrouver, au bout de cet acte, autre que celui que l’on était au commencement, différent de soi, métamorphosé par la poétique de l’acte.

Et puis, une chance : celle de toucher au déchet, de toucher à l’impossible, de toucher à cet innommable du Réel et, mieux encore que d’y toucher, de le démontrer.

Car ça veut dire quoi, « démontrer » ? C’est un mot de Lacan, de nouveau, dans le texte de Radiophonie que j’évoquais au début. Et, pour faire entendre ce qu’il entend par ce mot, j’ai envie d’évoquer un moment que j’ai, à nouveau, vécu et qui me semble répondre, en tout cas pour mon compte et dans ma vie, à cette question.

J’ai écrit ce livre sur Daniel Pearl dont je vous parlais tout à l’heure.

J’ai écrit des tas de textes politiques sur tout un tas de sujets.

Et puis, un jour, il y a treize ou quatorze ans, voilà que Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel, respectivement directeur et directeur de la rédaction du Monde, sont venus me trouver et m’ont proposé de renouer avec la vieille et belle tradition du reportage littéraire, celle des écrivains « au contact du Réel ».

C’était en 2000. Je leur ai répondu : « Pourquoi pas ? » Mais à une condition – c’était en tout cas la condition qui, pour moi, s’imposait –, à la condition, oui, d’aller au contact de situations de guerre dont, pour des raisons X ou Y, les grandes plumes du journal, les journalistes professionnels du Monde et d’ailleurs, n’étaient pas allés depuis, je ne sais pas, dix ans, peut-être quinze ans, voire vingt.

Accord fut conclu et nous nous entendîmes sur cinq guerres non traitées, non couvertes, oubliées, et à la prise desquelles j’ai voué les douze mois qui ont suivi.

Or qu’est-ce que c’était que ces guerres oubliées ?

C’était des guerres qui ne s’inscrivaient alors et qui, pour celles d’entre elles qui continuent toujours, ne s’inscrivent toujours, ni au registre du symbolique, ni au registre de l’imaginaire, ni au registre du Réel.

C’était des guerres, premièrement, dont il n’y avait pas de commentaire, pas d’images de télévision, pas de photos – donc zéro inscription au registre de l’Imaginaire.

C’était des guerres qui faisaient des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers de morts, mais on ne savait pas exactement combien. C’était, donc, des guerres non chiffrées et c’était des guerres qui, pour cette raison même, ne s’inscrivaient pas au registre du Symbolique.

Et puis c’était des guerres, enfin, qui étaient comme des tas de misère, de la misère en tas, de la misère sans nombre, de la misère sans visage, de la misère pour rien, de la misère nihiliste, de la misère qui était comme un trou de Réel au bord des consciences occidentales – des guerres hors Réel.

Les cinq guerres que nous avions choisies, avec la direction du journal Le Monde, c’était la guerre d’Angola, la guerre du Burundi, la guerre du Sud-Soudan dans les monts Nouba, la guerre des Tigres noirs contre l’armée sri-lankaise et puis la guerre des paramilitaires fascistes et des fascistes de gauche des FARC dans la Colombie de l’époque.

Et là, oui, j’ai tenté un Acte. Je dis bien que je l’ai tenté. Je ne dis pas que je l’ai réussi parce qu’il n’y a pas d’acte réussi. Mais j’ai tenté un acte. Et cet acte que j’ai tenté, il a consisté (c’était vraiment le cahier des charges, la feuille de route que je m’étais donnée et que le journal dont je vous parle avait acceptée) à retrouver des visages, des nombres fiables ou qui aient un sens – il a consisté à tenter d’aller au-delà du tas, des noms et des nombres indistincts qui étaient la facticité de ces guerres. Et j’en ai tiré une série d’articles, de reportages, qui donnèrent ensuite lieu à un livre.

Je n’avais pas le sentiment de faire du journalisme. Et, d’ailleurs, j’étais certainement moins bon journaliste que la plupart de ceux qui font du journalisme un métier. Mais j’avais le sentiment 1. de me laisser submerger et 2. d’accompagner cette submersion en allant au bout de l’acte qu’elle me proposait.

C’est dans ces moments-là de ma vie et de mon travail que j’ai eu le sentiment – rare avec une pareille force, une pareille intensité – de toucher au Réel et d’y toucher non pas parce que je le découvrais, ou parce que je le désenfouissais, mais parce qu’il me tirait, en quelque sorte, à sa propre hauteur.

C’est cela un acte.

C’est cela que je voulais dire lorsque je disais à Anaëlle Lebovits que j’ai souvent tenté de me désengluer, de réduire un peu de la glu du monde en moi et, pour ce faire, de produire un Réel.

Pas le montrer, le démontrer.

Pas le pointer, le produire.

Voilà ce que c’est qu’être aux prises avec le Réel.

Voilà ce que c’est que de se laisser éperonner par le Réel et, au bout de ce coup d’éperon, d’aller au contact de cette production du Réel. Voilà au plus près, au plus probe, le témoignage que je peux vous apporter. Témoignage d’un écrivain. Témoignage d’un intellectuel. Mais témoignage aussi, et peut-être surtout, de quelqu’un qui, depuis toujours, depuis maintenant presque un demi-siècle a considéré le Dr Jacques Lacan comme un extraordinaire pousse-à-vivre, pousse-à-penser, et, au fond, puisque c’est de cela aussi qu’il s’agit dans cette affaire de prise avec le Réel, un extraordinaire pousse-à-jouir. Je vous remercie.


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