On ne pense plus, on gère. C’est le mot d’ordre des vingt dernières années. Constat banal. Il n’y a plus de maître à penser. Chacun, au reste, paraît se satisfaire de ce grand silence des intellectuels. Un silence porteur d’ordre et de stabilité.

Et voilà que, aujourd’hui, sous la forme d’un manifeste, un clerc se rebiffe, et pas n’importe lequel : Bernard-Henri Lévy. Son texte, Éloge des intellectuels, est insolent, orgueilleux, exaspérant, tendu. Un véritable appel à la mobilisation de ses pairs. Une interpellation qui vaut autant pour l’intelligentsia que pour la classe politique, laquelle flirte allègrement avec le degré zéro de la pensée. « Les intellectuels ont connu des époques noires, écrit Lévy. Jamais, cependant, ils n’avaient éprouvé semblable sentiment d’irréalité. Le signe le plus patent du malaise, c’est, bien entendu, la singulière faveur dont jouissent au même moment les fameuses « nouvelles stars » des affaires, de la chanson, ou du monde du spectacle… N’y a-t-il pas quelque absurdité à voir, dans la France de Voltaire et de Zola, Renaud remplacer Foucault, Tapie proposer un sens à la vie – ou l’initiative généreuse mais trop simple des « restaurants du cœur » devenir le prototype des engagements à venir ? »

À l’origine du mal, selon Bernard-Henri Lévy, il y a le fameux « consensus », ce concept mystificateur qui, au nom de la paix sociale, étouffe habilement les formes d’opposition radicale, les seules susceptibles d’ébranler en profondeur la société. Il y a aussi la banalisation de la culture – cette « sous-culture », selon la formule de Jean-Edern Hallier –, et « le discrédit sans précédent qui frappe le concept d’élite ». Le couronnement de cette évolution aurait eu lieu le jour de l’historique rencontre d’Aron et de Sartre, sur les marches de l’Élysée, au moment de la campagne pour les boat-people, en juin 1979. Au centre du dispositif, la religion des droits de l’homme. « Voici que surgit, écrit le philosophe, au firmament parisien, un drôle de personnage, un clone plutôt, mixte, de Sartre et d’Aron, que l’on conviendra d’appeler le « Sartron »… et dont le rôle était de nous expliquer que, désormais, les clercs devaient s’entendre. L’union devenait une vertu. La conciliation, un impératif. Le compromis, une bénédiction… Religion du consensus. Fascination du lieu commun. »

« C’est assez ! »

De fait, la bataille présidentielle de 1981 ne va-t-elle pas s’inscrire dans la logique de cette communion consensuelle ? Ce fut, en tout cas, la stratégie de François Mitterrand. Il ne fut pas de campagne électorale plus plate, celle de la « force tranquille ». Tout était si judicieusement mêlé que l’on ne parvenait plus à distinguer au nom de qui et de quoi parlait le candidat socialiste. Quel héritage, celui de Barrès, de Berl, ou de Blum, revendiquait-il ? Quelle France, celle de la chapelle perdue dans un paysage doucement vallonné ou celle des métropoles urbaines, souhaitait-il promouvoir ? Tout était, enfin, dans tout.

« C’est assez ! » lance Bernard-Henri Lévy. Il faut rallumer la guerre des clercs. Que ceux-ci retrouvent la responsabilité qui leur revient ; qu’ils prennent partie, clairement, et ne se méfient plus des vents forts de la haute polémique. Les intellectuels se sont mis hors-jeu. Ils n’assument plus ni le bien ni le mal. Ils sont devenus ces « clercs masos », ces « clercs réglos », ces « clercs mégalos », ces « clercs pépères », que l’auteur fustige. Et de rappeler les quatre conditions qui fondent l’impérieuse nécessité du débat intellectuel : la foi dans la raison ; « l’erreur à pourfendre, le vrai à illustrer » ; le pari sur la justice ; le pari sur des valeurs « hiérarchisées, méthodiquement articulées » ; la reconnaissance « de l’éminente dignité de la culture abstraite ».

Retour de l’idéologie

En bref, Lévy veut quitter les rives du relativisme et de la confusion des genres, sur lesquelles ont accosté toutes les sociétés occidentales. Non, tout n’est pas dans tout. La droite existe. La gauche existe. Le stalinisme n’est pas le nazisme. Pinochet n’est pas Jaruzelski. C’est autrement complexe et le rôle de l’intellectuel est de témoigner en faveur de cette complexité.

Bernard-Henri Lévy plaide donc pour le complexe contre le simple. Il invente l’intellectuel de cette fin de siècle. Il le baptiste « intellectuel du troisième type » et il lui assigne, au bout du compte, un devoir, un seul devoir, celui de penser : « Penser contre la droite… Penser contre la gauche… Penser contre soi… Penser contre sa propre pensée… Un intellectuel mort ? Un intellectuel qui a cédé sur la pensée. »

Ce n’est pas un hasard si ce manifeste est publié à l’heure même où d’autres intellectuels s’affirment, cherchent à s’imposer, d’abord et uniquement comme intellectuels. C’est, quoi qu’on en dise, un retour de l’idéologie, comme discours, comme argument de preuve. Étonnant tout de même que cela vienne de Bernard-Henri Lévy ! Un retour de l’idéologie certes, mais non de l’idéalisme. Le Magazine littéraire, sous la direction de Dominique Grisoni, vient d’ailleurs de dresser un panorama de ces « idéologies », encore floues, mais qui lentement affleurent.

Les milieux politiques auraient grandement tort de négliger cette effervescence naissante, d’autant qu’elle signe, qu’on le veuille ou non, l’échec cuisant d’un message, le message du parti socialiste.

Si en effet le débat intellectuel se reconstruit, s’il s’anime, il se fera sur les décombres du « socialisme à la française », concept des ambiguïtés et du mensonge. La gauche sans doute, existe ; la droite aussi. Ce qui, en revanche n’a jamais existé et fut l’imposture de ce temps, c’est ce troublant « socialisme à la française » qu’inventa François Mitterrand pour les besoins d’une ambition.

Quoi qu’il en soit, cet « éloge des intellectuels » pourrait bien être un moment salutaire de décapage. Il en serait alors fini de cette captation de l’héritage intellectuel par les socialistes bon teint.


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