Le voilà, le roman le plus attendu de la rentrée. Attendu avec des mitraillettes, s’entend. Il ne faut pas se leurrer sur le « statut » de Bernard-Henri Lévy dans la jungle parisienne. Il en est le jeune loup le plus choyé et le plus craint, le plus insolent et le plus dérangeant. Il est donc à la merci du moindre faux pas, du moindre ratage de marche. Il ne se trouvera, il le sait, personne pour le ramasser. Ce n’est pas cela qui lui dictera la prudence.
La prudence aurait été de peaufiner un quatrième essai-pavé dans la marre, une méditation-provocation de plus, sa collection d’automne en prêt-à-penser idéologique pour salons branchés. Ce serait mal connaître notre homme qui est avant tout à la recherche de lui-même, en quête de sa définition et qui sait, depuis le début, qu’il est un écrivain. Reste à le prouver, bien sûr.
Et ce n’est pas si simple lorsque, comme lui, on n’a rien de l’autodidacte, de l’improvisateur qui a appris à écrire en lisant des séries noires entre deux courses de taximan. Bernard-Henri Lévy est un pur produit de l’université française des années 60-70, un ancien de la rue d’Ulm, un disciple d’Althusser, un habitué du séminaire de Lacan. Un décortiqueur émérite, en d’autres termes, un subtil coupeur de cheveux en quatre. Menacé, comme toute l’intelligentsia para-structuraliste, d’impuissance créatrice. On mesurera un jour, en effet, le tort énorme fait à l’imagination par des inventeurs de grilles qui ont tenu le haut du pavé à Paris si longtemps. Car il n’est pas simple de s’émanciper de prisons conceptuelles auxquelles on a librement consenti.
Un pas de plus
Bernard-Henri Lévy, lui, a eu le cran de rompre ses entraves. Ses essais, déjà, ne correspondaient pas à toutes les normes universitaires et quelques mandarins n’ont pas manqué de le lui rappeler. Il n’a jamais eu un goût immodéré pour les notes en bas de pages, les vérifications maniaques, les contrôles obsessionnels. Il a préféré créer de la pensée plutôt que de la compiler. Il est vrai que la plus grosse part de la littérature philosophique depuis vingt ans est du travail de remâchage, de relecture, de la phraséologie qui s’avérera sous peu parfaitement vaine, autour de quelques textes matriciels de Hegel, de Marx, de Heidegger, la France se contentant d’écrire dans les marges des génies allemands.
Mais voici que Bernard-Henri Lévy fait un pas de plus, et nous écrit un roman, un roman-roman, palpitant comme du Le Carré, drôle comme du Malamud, bouleversant comme du Dostoïevski.
C’est là qu’est le scandale de ce livre qui sera traduit un peu partout mais fera grincer des dents dans sa langue d’origine : il y a longtemps, à Paris, qu’on pratique l’intimidation contre l’imaginaire et le souffle de la fiction, qu’on relègue ceux qui se piquent d’en avoir parmi les faiseurs de soupe. D’où l’épouvantable abîme qui sépare, en France, les romans qui se lisent de ceux qui s’étudient. Régine Deforges à la vitrine des libraires, Hélène Cixous au programme de la licence : ce genre de divorce tue une littérature.
Hypothèses osées
Lévy abolit magistralement cette discrimination : Le Diable en tête, ne fournira pas moins de matière à la polémique que ses essais. Il faut souhaiter qu’il en soit ainsi : libéré par la fiction, il ose des hypothèses sur les origines et les motivations des mouvements révolutionnaires des deux dernières décennies que personne n’avait tentées, du moins en français, jusqu’à maintenant. Mais il n’en demeure pas moins qu’il se lit dans la fièvre, ce livre, qu’il fascine, qu’il séduit, qu’il amuse, qu’il passionne, qu’il effraie souvent, qu’il éblouit aussi souvent, bref, qu’il fait jouir comme ne peuvent le faire que les vraies œuvres d’art.
On dira : retour du signifié, retour du référent, effet de reconnaissance, mimésis. Eh bien oui ! que diable, justement ! Lévy ne s’attarde pas aux problèmes de forme, son livre est d’ailleurs, sur ce point, d’une lumineuse simplicité. Composé de cinq parties qui sont soit des dispositifs de narration hérités du XIXe comme le journal intime, la correspondance la confession, soit des techniques plus contemporaines comme l’entretien ou la déposition, il joue de ces cinq strates de récit qui ont chacune un locuteur et un destinataire précis, il en aiguise les contradictions, il en exacerbe les incohérences et nous plonge, ce faisant, dans les ténèbres d’un être, de sa naissance, en 1942, à sa mort, en 1982, et du même coup dans les ténèbres de notre siècle.
La mort psychique
On parlera sans doute de Malraux. À tort. D’abord parce que Le Diable en tête n’est autobiographique que par ses franges, ou alors à rebours, Lévy suscitant ici son Méphisto en la personne de Benjamin, deuxièmement parce qu’il nous jette à la figure la folie politique de ce siècle, alors que les romans de Malraux se fondent sur des causes justes. Lévy va plus loin : il débusque derrière l’apparente générosité les mobiles douteux, fait deviner qu’il n’est pas d’immersion dans le collectif sans compte à régler avec le particulier, retient enfin la leçon d’Adler, le grand théoricien refoulé, selon laquelle il ne faut pas se contenter, dans l’approche d’un être, de son entourage familial immédiat (que Lévy ne néglige pas pour autant : Le Diable en tête est un roman œdipien par excellence), mais prendre en compte les répercussions inconscientes de son inscription dans la société et dans l’histoire. Benjamin est un produit de son temps, dévoyé par le chapitre le plus infernal de son siècle, et il en crève psychiquement, étape par étape, comme aujourd’hui encore, à Hiroshima, on meurt des séquelles de la mort qu’on y sema il y a trente-neuf ans.
Pourquoi raconter un tel roman ? Il se raconte très bien tout seul, et ne pas respecter ses ruses, ses pièges d’écriture serait le trahir, du moins au stade actuel, puisqu’il ne sera en librairie que dans quelques jours, et que s’il est arrivé sur notre table, c’est grâce à un vent favorable qui ne devrait pas nous autoriser à l’éventer. Ce qu’il importait simplement de savoir, c’est si Bernard-Henri Lévy a bien passé l’épreuve qu’il s’était lui-même imposée : il s’avère que, s’il ne l’avait pas fait, il aurait manqué à lui-même. Avec une fougue, un élan, une énergie, un courage intellectuel qui n’appartiennent qu’à lui, il a passé un cap au-delà duquel un auteur devient démiurge. Il s’est exposé au feu de sa fantaisie, il a mis en scène ses hantises, il a inventé de toutes pièces un autre lui-même, un personnage qui rejoint ces figures virtuelles que sont les grands personnages tellement plus réels que bien des humains de chair et d’os et, dans le même mouvement, il a rendu un immense service aux lettres françaises : car ce roman, qui sera sans doute un best-seller parce qu’il est, restons français, un page-turner, c’est aussi un grand livre.
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