« Je suis l’enfant naturel d’un couple diabolique, écrit Bernard-Henri Lévy en tête de La Barbarie à visage humain, le fascisme et le stalinisme. Je suis le contemporain d’un étrange crépuscule où seuls croulent les nuages, dans le fracas des armes et la plainte des suppliciés. Je ne sais d’autre révolution, dont le siècle puisse s’illustrer, que celle de la peste brune et du fascisme rouge ». Et dans son avant-propos au Testament de Dieu : « Sans doute faut-il quelque insolence – Bernard-Henri Lévy n’en manque pas – pour parler encore d’espoir au siècle des chambres à gaz et des camps de concentration. Comme tout homme de mon Âge, je sais dans quelle emphase, quelle débauche de gais savoirs, les bourreaux de tous pays taillent les pavillons qui flottent aux mâts de leurs ossuaires. L’époque entière témoigne contre un optimisme qui, toujours, du haut des plus hautes tous, scande la peine des galériens qui souquent au fond des cales, des geôles et des taudis du monde. »
Qu’est-ce qui explique qu’un essayiste, qu’un homme de pensée, qu’un pamphlétaire, se métamorphose un beau matin en romancier ? Comme si l’essai, la chronique de notre monde ou la rumination philosophique ne lui suffisaient plus ?
Bernard-Henri Lévy, depuis 1973, a publié plusieurs volumes de méditation intense et grave, un reportage fougueux et furieux sur le Bangladesh, des traités métaphysiques et prophétiques, des réflexions acérées sur la France, un admirable recueil de ses articles du Matin. Il dirige, chez Grasset, les collections où s’est exprimée la nouvelle génération des philosophes jaillis de mai 68 : Michel Serres, André Glucksmann, Bernard Sichère, Laurent Dispot, Michel Le Bris, Jean-Paul Dollé, Michel Guérin, Jean-Marie Benoist, Christian Jambet, Guy Lardreau et tant d’autres. Je cite ces noms pour montrer le don d’animateur, de rassembleur qu’est Bernard-Henri Lévy. Il a été, il est le chef de file des Nouveaux philosophes, un bretteur, un pourfendeur, un visionnaire honni et célébré, un héros de notre temps aussi souvent injurié que choyé. Il y a du libertin baroque et du révolté romantique chez Bernard-Henri Lévy. Quelque chose comme une rencontre de Cyrano de Bergerac et de Lorenzaccio sous le regard de l’Histoire. L’homme est généreux, secret, souple et tendu. Le charme, l’intensité de parole et de présence de Malraux jeune. Un charisme dont il se sert à juste escient. La démarche rapide de qui n’a pas de temps à jeter en l’air. La main toujours nettement amicale. L’œil aquilin – on voit que cet œil va naturellement aux causes les plus profondes et les plus hautes. Oui, qu’est-ce qui fait que ce critique de notre pensée et de notre héritage, qu’est-ce qui veut que ce philosophe se mue aujourd’hui en romancier, à l’âge de 36 ans, pour nous donner son premier livre de fiction, ce très étonnant Diable en tête qui n’a pas fini de faire des remous autour de sa parole de feu sourd et de soufre ?
Je déteste résumer l’intrigue d’un roman (la thèse proposée par l’auteur est autrement plus forte que ma paraphrase), mais je dirai deux aspects essentiels du Diable en tête. Voici, d’abord, une vaste rhapsodie en cinq mouvements dont les échos s’appellent, se répondent, se commentent, de sorte que chacune des parties du roman doit être lue comme le matériau et comme le commentaire des quatre autres sections. Cohérence du récit et complexité subtile, dans une rhétorique toujours juste à l’œil et à l’oreille, de ces cinq propos extrêmement efficaces : « Journal de Mathilde », « Interrogatoire d’oncle Jean », « Lettres de Marie », « Témoignage d’Alain Paradis », « Confession de Benjamin ». Autant de moments polyphoniques où surgissent, fortement imagés, figurés, incarnés, colorés, tous les thèmes des précédents ouvrages de Bernard-Henri Lévy. Mais dans l’imaginaire exact d’un roman, cette fois, dans le « mentir-vrai » romanesque défini par Aragon, et qui trouve ici, avec une efficacité rarement atteinte depuis de nombreuses années, un pouvoir de choc exemplaire et durable. L’œuvre s’inscrit délibérément dans l’Histoire contemporaine, en même temps qu’elle évoque des destins d’hommes et de femmes dont les visages ne cesseront plus de nous hanter. Âmes et chairs exhaussées et meurtries, lieux du cœur et du corps, audaces de l’initiation amoureuse et de la passion (Marie), héroïsme et désespoir dans le quotidien (Benjamin), sentiment angoissant de l’action à accomplir et du temps implacable qui ruine l’être, méditation rageuse et claire du terrorisme, rencontre des pouvoirs intellectuels sclérosés par le mandarinat, générosité, solitude, peur – tout cela, Bernard-Henri Lévy le montre dans une sorte de nouvelle Éducation sentimentale qui pourrait bien devenir l’une des fresques, l’un des films les plus fidèles et les plus poétiques de notre époque.
Un second aspect très intéressant de ce livre, c’est qu’il est placé tout entier sous le signe de Benjamin Constant, dont la mémoire, la présence, le regard, sont finement et très souvent manifeste dans le cours du texte : la référence à Adolphe et à l’auteur des Mémoires sur les Cent-Jours jette une lumière déterminante sur l’entreprise de ce roman, sur le personnage de Bernard-Henri Lévy lui-même et sur son œuvre d’homme d’action et de témoin de nos désastres.
À ce point de ma lecture, une dernière remarque : Le Diable en tête baigne dans une sensualité aiguë et troublante, l’érotisme nourrit mainte scène, maint propos apparemment idéologique ou critique, et le rayonnement de la chair inquiète et comblée, le corps de Marie en particulier, devient l’un des pôles fascinants de ce livre. Benjamin Constant n’ignorait pas (si je puis le dire poliment) cette circonstance essentielle de nos drames, et c’est l’un des mérites majeurs du roman de BHL que de nous le rappeler à la vibration de son discours et au battement de son sang.
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