Le 14 avril 1866 paraissait dans L’Événement sous la plume grasse d’un certain Georges Maillard la nécrologie de Charles Baudelaire, dandy et poète. On y apprenait en effet la mort à Bruxelles de l’auteur des Fleurs du Mal, un recueil de poèmes qui avait acquis une certaine notoriété auprès des petits satanistes… Notoriété accrue par la publicité qui lui avait apporté la censure impériale en condamnant certaines des pièces de l’ouvrage. La notice était brève. Cependant on y lisait entre les lignes que l’écrivain avait mal sué sa vérole et en était mort, chose, faut-il le préciser, assez courante à l’époque. Et sans doute personne ne s’en serait véritablement ému tant Baudelaire à la différence de Hugo, vrai pape qui se voulait à la même époque berger des consciences, parlant du cœur comme d’autres parlent du nez, s’était toujours gardé de susciter des disciples. En effet bien avant que Laforgue ne stigmatise ses suiveurs : « Tous ses élèves ont glissé dans le paroxysme, dans l’horrible plat comme des carabins d’estaminet », Baudelaire avait compris que la part du diable ne se partage pas.
Cependant le petit cénacle qui s’était formé autour du jeune poète Stéphane Mallarmé, où l’on rencontrait des écrivains tels que des Essart, Lefébure, Cazalis, ou encore la poétesse Nina de Villard, s’en émut… Et parmi eux plus particulièrement un jeune dandy qui depuis longtemps s’était découvert l’âme de cet « hypocrite lecteur – ce semblable, ce frère » que Baudelaire apostrophe aux premières pages de Fleurs du Mal. Ce jeune homme s’était fait connaître depuis peu par un ouvrage d’un style « nouveaux philosophes » intitulé Le Rêve d’Aristote et également par un essai où l’on sentait bien tout ce qu’il devait à l’auteur de Prose pour des Esseintes… Le jeune homme était atterré car il venait de quitter à peines quelques jours auparavant le poète à Bruxelles où il lui avait servi un temps de secrétaire… Il était arrivé à force de ruses à lui soutirer des « fusées » malgré la vigilance de son éditeur Poulet-Malassis. De surcroît il s’était livré à une « enquête » serrée sur les faits et gestes de son poète préféré, allant jusqu’à épier son sommeil. Il avait longuement interrogé Mme Lepage, la propriétaire de l’Hôtel du Grand Miroir où ils étaient descendus. Toutefois malmené, constamment rabroué par son idole, il avait lâché prise et était reparti pour Paris laissant Baudelaire à sa manie de la persécution et à son délirium.
Évidemment Charles Baudelaire n’était pas mort à Bruxelles ; seul son esprit y avait à jamais chancelé. En quelques semaines le dandy était devenu une épave. Ses nuits étaient hantées par une sorte de « Horla » qui prenait tantôt la forme d’une gargouille aperçue sur les toits de Saint-Loup à Namur, tantôt la silhouette de Hugo dont il exècre la grosse santé. Rapatrié, Baudelaire finira ses jours à la clinique du Docteur Duval rue du Dôme à Paris. Il mourra un an plus tard. Entre-temps le dossier qu’aura constitué son jeune admirateur deviendra une pièce essentielle à la compréhension du cas Baudelaire. Ce dossier comportera non seulement des réflexions personnelles mais aussi un certain nombre de lettres de la Générale Aupick, la mère du poète, et de son éditeur, ainsi que des extraits du journal de Jeanne Duval, la « belle négresse », cette fameuse catin dont le poète s’enivrait et qui résume à elle seule le Paris baudelairien fait d’hôpitaux, de filles damnées, de bordels, d’enfers, de bagnes…
À présent, vous dire comment cette liasse de feuillets jaunis est arrivée après tant d’années (plus d’un siècle) entre les mains de Bernard-Henri Lévy serait percer le secret de la création. En effet ici naît le mystère : où s’arrête ce qui appartient au « fait divers baudelairien », où commence l’imaginaire du romancier Lévy. Comme ce dernier est un dandy dans son genre, il aura probablement perçu lui aussi l’appel du poète « mon semblable, mon frère » !
En classant ces différents documents, il aura rêvé de nous faire pénétrer dans ce monde halluciné. Il joue des correspondances jusqu’au vertige et ce n’est pas un hasard su l’hôtel de la mère Lepage se nomme le Grand Miroir. Le Miroir, objet essentiel pour tout dandy qui plus que la chose recherche le reflet de cette chose. Que le pied triste et boursouflé de la Sabatier paraisse et l’on comprend tout sur le fétichisme profond de Baudelaire. Que passe l’ombre de Charles Meryon le graveur et aussitôt le ciel se peuple de figures fantastiques, noirs corbeaux échappés de quelques pages d’Edgar Poe.
En effet qui mieux que Meryon, ce moderne Piranèse, a su rendre le Paris baudelairien, avec son grand décor chimérique et provisoire ? (« La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel »). B.-H. Lévy, en s’appropriant des voix diverses, en inventant des sentiers détournés, nous donne avec Les Derniers jours de Charles Baudelaire, une des vies imaginaires que n’eut pas désavoué Marcel Schwob ou encore le Léon Daudet du Voyage de Shakespeare. Mieux, par ce roman, Lévy devient notre Chesterton.
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