C’est l’histoire d’un jeune intellectuel juif du début du XXe siècle, totalement assimilé, parfaitement ignorant de son judaïsme et croyant, comme nombre de néo hégéliens de son époque, que le judaïsme est « chose passée ». C’est l’histoire d’un philosophe qui, ayant décidé d’aller au bout de sa conviction et de se convertir, carrément, au christianisme, veut faire la chose dans les règles et entrer dans sa nouvelle foi dans l’état même où était le Christ quand il fit, il y a dix-neuf siècles, le chemin qu’il s’apprête à faire. Et c’est l’histoire d’une nuit de Kippour où le jeune philosophe entre donc, pour la première fois, dans une synagogue de Postdam mais, contre toute attente, à la grande surprise, non seulement des siens, mais de lui-même, en ressort, au petit matin, non pas chrétien… mais juif ! Que s’est-il passé, au juste, pendant cette nuit pascalienne à l’envers ? Que peut-il bien se produire dans une âme qui entre dans un temple pour y donner congé à la foi d’hier mais change d’avis en cours de route et voit dans cette foi, à la sortie, le prolégomène à toute croyance et pensée futures ? Comment devient-on, à partir de là, l’un des plus grands philosophes du XXe siècle ainsi que, dans le champ de la pensée juive, le maître des meilleurs maîtres, à commencer par Levinas ? Et quid, enfin, de l’effroyable maladie qui va le paralyser peu à peu et faire que toute la seconde partie de son œuvre (une traduction de la Bible, notamment, avec Martin Buber) ne pourra exister qu’en étant dictée à Edith Hahn, sa femme – et encore ! peut-on parler de « dictée » pour ces minuscules pressions du doigt, ces infimes clignements de paupière, qui sont le dernier moyen qui lui resteront de formuler ses mots ? Ce sont quelques-unes des questions posées dans ce Franz Rosenzweig que publie Salomon Malka aux Cerf. Au départ un principe de lecture un peu fou, mais d’une fécondité extrême et qui fait toute l’originalité de son essai par rapport à ceux de Neher ou Mosès dont nous disposions jusqu’à présent : l’intuition que c’est dans le Cantique des Cantiques que l’auteur de l’Etoile de la Rédemption aurait trouvé son inspiration. A l’arrivée, des aperçus lumineux sur la double voie d’accès à l’Être théorisée par Rosenzweig et dont lui, Malka, développe les implications : ce livre devrait être médité par tous ceux qui, de quelque horizon qu’ils viennent, sont soucieux d’un vrai dialogue, sans protocole ni convention, entre juifs et chrétiens. Et au cœur, enfin, du texte, le double jeu d’une grande œuvre et d’une belle vie allant, en dépit de tout du même pas : « cantique de la révélation », dit Malka.

Pas très loin de celui de Salomon Malka (il se trouve qu’il le cite) mais beaucoup plus politique (il a ses prolongements dans l’actualité la plus brûlante) l’essai que consacre Alexis Lacroix à ce que le marxiste allemand August Bebel appelait « le socialisme des imbéciles ». Non pas « le » socialisme bien sûr. Encore moins « la » gauche en tant que telle. Mais cette part de la sainte famille dont il démontre, textes à l’appui, qu’elle n’a cessé, depuis un siècle et davantage, de produire un antijudaïsme spécifique et, le temps ayant passé, plus mobilisateur, plus enragé et, peut-être, plus redoutable que celui issu, par exemple, de la tradition catholique. Au commencement, un « esprit révolutionnaire » qui ne dédaigne pas de s’exprimer « sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme » (la formule est de Jaurès, oui, le grand Jaurès, dont Lacroix exhume des déclarations terribles et qui sont, pour certaines d’entre elles, postérieures à son ralliement au dreyfusisme). Au terme (provisoire), ces disciples de Pierre Bourdieu qui, histoire de ne pas désespérer « les quartiers » et de tendre une main à la fois charitable et tactique aux derniers des « radicaux » en guerre contre « le système », ouvrent leurs Forums à Tariq Ramadan ainsi qu’à d’autres « islamo altermondialistes » (la formule est d’Alexandre Adler) moins notoires mais non moins convaincus qu’Israël est, en tant que tel, la source de tous les maux qui accablent la planète. Et, en cours de route, la lugubre réduction chimique dont Lacroix est le premier, à ma connaissance, à énoncer si clairement la formule : que reste-t-il du radicalisme quand il n’en reste presque plus rien ? que demeure-t-il du marxisme quand on y a ôté la croyance en la révolution qui en était le noyau vivant ? eh bien il reste le manichéisme pur ; il reste la pensée magique ; il reste un ressentiment vide et une haine froide ; et l’objet de cette haine sans objet, l’enjeu de ce ressentiment sans projet ni vraie cible, ce sont, comme d’habitude, les juifs. Deux gauches, dit Lacroix. Oui, deux vraies gauches, absolument distinctes, et engagées dans un duel à mort. D’un côté ces « proto totalitaires » qui, lorsqu’ils instruisent le procès du « libéralisme » ou que, comme tel ancien directeur de la revue Esprit, ils voient dans l’« israélo bushisme » la réincarnation du fascisme, ressuscitent, eux, pour le coup, les pires fantômes de l’époque. De l’autre, ces antitotalitaires méthodiques qui, parce qu’ils se refusent à liquider l’héritage de la guerre civile européenne du XXe siècle, parce qu’ils restent antifascistes jusqu’au bout et jusque dans les situations où le fascisme croit malin de se déguiser en son contraire, sauvent, non seulement l’honneur, mais les chances d’un avenir.


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