Il faut saluer, avant toute chose, le livre d’un homme viscéralement progressiste qui, conscient comme tant d’autres des dérives et des manquements de sa famille politique, se pose la question de sa filiation, de son devenir et de celui des siens. Voici tout l’enjeu de Ce grand cadavre à la renverse (Grasset), le dernier ouvrage de Bernard-Henri Lévy. Rester fidèle par atavisme ou, au contraire, recoudre un corps en état de décomposition. Plutôt que de s’enfuir de la maison, voici qu’il tente de redéfinir les critères d’une famille qu’il veut continuer à choisir plutôt qu’à subir.

Comment ne pas être en accord avec lui sur ces grands événements et sur ces « scènes primitives » qui sont les marqueurs de notre identité. D’abord, Vichy et ses « crimes sans excuses ». D’accord aussi sur la guerre d’Algérie : le colonialisme ne peut, en aucun cas, être considéré comme une œuvre de civilisation. Idem sur le devoir de mémoire et sur le sentiment équivoque face à toutes les initiatives visant à « en finir avec la repentance ». L’homme de gauche, c’est celui qui a des sueurs froides à la simple évocation de l’amendement UMP de février 2005 reconnaissant un rôle positif à la colonisation…

Une tentative sincère

C’est aussi celui qui défend l’esprit de Mai 68, cet « événement heureux » dont une certaine France réactionnaire ne parvient toujours pas à se remettre. Comment ne pas signer des deux mains encore lorsqu’il évoque l’« affaire », celle du capitaine Dreyfus ? Elle a fait émerger cette gauche des droits de l’homme qui pose l’individu bien au-dessus de l’Etat. Preuve qu’il n’est pas la chasse gardée de la droite, mais bien un des fondements de la pensée de gauche.

Ceux qui diront que ce livre est seulement une célébration du libéralisme et d’une gauche droitière n’auront pas voulu voir qu’il est la tentative sincère d’introspection d’un intellectuel dont on ne peut douter, un seul instant, qu’il appartienne à la famille de gauche. Ceux qui lui font ce procès en filiation sont les mêmes – vomissant le changement – qui se bâfrent d’un cadavre qu’ils ne cessent de trouver exquis. Seulement, voilà, BHL manque sa cible sur deux points déterminants, prisonnier qu’il est de certains vieux réflexes – générationnels ? Deux points qui sont – et c’est là le problème – les piliers de notre reconstruction. Sur la nation, celui qui se déclare ouvertement cosmopolite poignarde la maison commune qu’il méprise. Il ne veut pas voir qu’elle demeure le seuil à partir duquel se créent les destins collectifs. Elle est, aussi, face à une mondialisation qui fragilise l’individu, un facteur de cohésion.

Côté social en jachère

Mais, s’il est un terrain que le philosophe laisse en jachère, c’est bien celui du social. Considérant, non sans une certaine arrogance, que sa discipline est la reine des sciences, il renvoie la question aux problèmes d’intendance économique, ne percevant pas à quel point le processus de mondialisation touche, souvent de plein fouet, les couches modestes et les ouvriers brisés par les délocalisations. Si la gauche défendue par BHL est moderne, elle en oublie, néanmoins, d’être populaire. C’est sans doute là où le bât blesse, même si, sur les émeutes de 2005, il vise juste en stigmatisant les processus qui ont mis au ban de la nation les territoires oubliés de la République.

La contribution de Bernard-Henri Lévy alimente déjà le débat. Avec brio. J’ai aimé cette idée selon laquelle il n’y aura pas de salut pour la gauche sans un acte de rupture qui la fera trancher dans le vif de son histoire, et donc de son nom. Il ne faudra pas moins que ce gigantesque électrochoc pour réanimer un cadavre à la renverse et refaire de la gauche une promesse.


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