Rien à faire, vraiment, face à la guerre de Tchétchénie ? Rien à faire, ni à dire, face au spectacle honteux de ces corps suppliciés, violés à mort, déchiquetés par les obus ou saignés à l’arme blanche et abandonnés ensuite, sans sépulture, dans la neige d’Alkhan-Kala ? Sommes-nous si démunis qu’on nous le dit face aux crimes d’une armée qui ne respecte ni les trêves, ni les évacuations de civils, ni le partage, vieux comme le monde, entre combattants et non-combattants – n’avons-nous aucun recours, réellement, face à cette armée régulière qui se conduit comme le pire des escadrons de la mort, qui bafoue toutes les lois, écrites et non écrites, de la guerre traditionnelle et qui, si les mots ont un sens, est bel et bien en train de mener un Blitzkrieg d’intention génocidaire ? Si, bien sûr. Nous avons – les démocraties ont – toute une gamme de moyens d’action et de pression qu’il serait désormais criminel de ne pas tenter de mettre en œuvre.
1. Geler les prêts à Moscou jusque, au moins, la suspension des opérations et l’acceptation, par le Kremlin, de l’entrée dans les « camps de filtration » en Tchétchénie de ces observateurs internationaux réclamés en vain depuis des mois par Human Rights Watch, la Croix-Rouge ou l’association russe de défense des droits de l’homme Memorial. Le Club de Londres vient, en effaçant le tiers de la dette russe, soit douze milliards de dollars, de faire très exactement le contraire. Le Club de Paris, qui s’apprête à en annuler autant, semble devoir aller dans le même sens. Nous faisons en sorte, autrement dit, que chaque obus tiré contre une maison tchétchène, chaque rouble de la solde payée aux bidasses fanatisés du général Valeri Manilov, soient financés, pour un tiers, par le contribuable européen, américain, japonais. Même eux, les bourreaux, n’en espéraient pas tant.
2. Suspendre, dans le même esprit, et jusqu’à l’arrêt complet des combats, la participation de la Russie aux instances de délibération ou de décision, par exemple le G7, où son absence ne poserait pas de problème majeur de droit international. Nous sommes en train – à juste raison – de placer le nouveau gouvernement autrichien sous surveillance européenne. Ce qui vaut pour l’un ne vaut-il pas, bien plus encore, pour l’autre ? Le procès d’intention légitimement intenté au premier ne nous fait-il pas obligation de sanctionner les crimes atroces qu’a d’ores et déjà commis le second ? Et comment, au jour des bilans, expliquerons-nous que nous ayons pu, dans le même temps, presque les mêmes heures, mettre au ban des nations démocratiques des hommes auxquels nous n’avons encore à reprocher, grâce au ciel, que des mots, et traiter en « grand patriote » un serial killer qui, non content de déclencher une guerre terrible dans le seul but, ou presque, d’assurer son élection, non content d’avoir mis à exécution sa menace de « poursuivre jusque dans les chiottes » les boïviki tchétchènes, réinvente des formes d’exaction que l’on pensait bannies dans le monde civilisé ? Villes et villages anéantis, blocage des secours, corridors humanitaires piégés – et les sales blagues des officiers, les bulletins de victoire obscènes, quand, au bout du corridor, arrivent les éclopés, les déchiquetés ou les corps d’enfants qui ont sauté sur une mine.
3. Menacer enfin les généraux russes responsables de ces forfaits d’avoir un jour à comparaître devant une cour de justice internationale. Car, après tout, pourquoi Karadzic et pas Poutine ? Pourquoi les tortionnaires serbes et pas les gradés de l’armée régulière ex-soviétique ? Pourquoi ne pas étendre aux assassins de vieillards et de bébés tchétchènes les compétences d’un Tribunal pénal international créé après les guerres de Bosnie et Croatie, et qui s’est déjà adjugé l’instruction des violations des droits de l’homme au Kosovo ? Ou pourquoi ne pas imaginer, comme on l’a fait pour le Rwanda, une institution ad hoc dont l’existence serait déjà comme une menace planant au-dessus de la tête des professionnels du crime, des mafieux, qui règnent à Moscou ? Rodomontades lamentables de ceux qui vont partout répétant que plus jamais « les Pinochet » ne dormiront en paix – et qui ne sont pas capables d’imaginer la mise en accusation des possédés qui viennent de raser Grozny.
Prenons garde. Un siècle qui s’ouvrirait sur un tel attentat, impuni, aux principes de la conscience universelle ne pourrait que retomber dans les horreurs fastidieuses du précédent. Puisse Vladimir Poutine n’être pas en train de frapper les trois coups d’une nouvelle tragédie qui, partie de Tchétchénie, viendrait compromettre tous les espoirs placés, çà et là, en un nouvel ordre mondial fondé sur la morale et le droit.
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