Le rock et Beethoven affectés du même signe d’équivalence, la mode disputant à la peinture le sommet des Beaux-Arts, les petits plats refusant de se tenir dans les grands : on comprend qu’aucune hiérarchie ne tenant plus debout, les intellectuels veuillent se retrouver une assiette et qu’ils expriment un désir : le retour à une cléricature assise. Quoi de plus naturel ?

Imaginez en effet l’inquiétude d’un Bernard-Henri Lévy. Depuis quinze ans, il se prépare, au temple de la raison, à prendre la relève des générations qui y avaient jusque-là monté une garde vigilante : après les Lucien Herr, les Julien Benda, les Jean-Paul Sartre, il se tient fin prêt. Las, il constate que ceux auxquels il entend succéder n’ont pas pu créer les conditions de leur remplacement et que la jeunesse est devenue assez indifférente à leur héritage. Chemise ouverte sur un cœur qui bat au rythme de toutes les crises du monde, BHL s’est pourtant efforcé de ne pas vieillir plus vite que Julien Clerc : rien n’y a fait. Les groupies qui ont maintenant sur les oreilles un walkman qui les entretient des dernières inventions de Bob Geldof n’écoutent plus les intellectuels.

Même diagnostic, même inquiétude outre-Atlantique chez Allan Bloom. En même temps que Lévy publie son Éloge des intellectuels, le professeur américain voir traduire en français, son éloge de… la culture générale, sous le titre L’Âme désarmée. Lui aussi, il a travaillé beaucoup : il a publié aussi bien un livre sur la politique de Shakespeare que de traductions de L’Émile et de La République. Mais maintenant il ne reconnaît pas son monde. « Le moment est fini, note-t-il, où l’Université était encore le territoire réservé des intellectuels sérieux. » À quoi bon, en effet, tant d’efforts pour se retrouver titulaire d’une chaire parmi d’autres au milieu de la cacophonie d’une université qui ne croit plus à sa mission de forum socratique. Qu’est-ce, demande-t-il, que cette assemblée d’aboyeurs de fête foraine où les professeurs essaient chacun pour son propre compte d’attirer l’étudiant dans sa baraque d’attractions particulières ?

Quand la clientèle est devenue ainsi volatile, ouverte à tout ce qui se passe mais fermée à la tradition et à la mémoire, l’austère fonds de commerce des intellectuels. Et Bernard-Henri Lévy de regretter amèrement le rapport de confiance, idyllique selon lui, qui de l’affaire Dreyfus aux années 70 s’établissait naturellement entre le chaland et les vieux maîtres. Lui, au nom de la culture abstraite et généraliste qu’il détient, il serait encore prêt à trancher de tout ; d’ailleurs il préface aussi bien un album de photos de Chine qu’une exposition d’Yves Saint-Laurent, mais voilà, l’idée n’existe plus que la vérité existe : « À quoi bon les intellectuels qu’il n’y a plus d’Erreur à pourfendre, plus de Vrai à illustrer ? »

Il faut donc ressusciter les justes. À cette fin, rien de mieux que de réveiller le vieux mythe des barbares, lequel retrouve aujourd’hui à peu près la même fonction que chez les romantiques. Pour Bloom comme pour Lévy, les nouveaux barbares ce sont ceux qui sapent leur autorité : ces jeunes dangereux qui les empêchent d’être laborieux. Évidemment, Bernard-Henri Lévy qui veut passer dans les émissions de M6, modère son appréciation : il contient sa colère lorsqu’il dénonce le « juvénilisme » bêtifiant qui, aujourd’hui, affirme d’un même élan l’antiracisme le plus simple et le droit à la différence le plus absolu : toutefois il laisse un peu entendre que « Touchez pas à mon pote », c’est un assez absurde « melting pot ». Bloom, lui, n’y va pas avec le dos de la cuillère. Une fois qu’il a critiqué justement l’illusion de la « libération sexuelle », qui n’a pas duré plus longtemps que la prise de la Bastille, « un jour entre le renversement de l’Ancien Régime et l’avènement de la Terreur », le professeur se laisse vite aller. « Les étudiants, écrit-il froidement, vivent maintenant en troupeaux sans plus de différenciation sexuelle que n’en ont les animaux d’un groupe en dehors de la saison du rut. » On savait déjà que des savants, comme Konrad Lorenz, fréquentaient les bêtes par détestation de la jeunesse, en voilà un maintenant qui va plus loin encore et assimile la jeunesse et les bêtes.

Ayant ainsi posé leur diagnostic de docteurs. Tout va de mal en pis, Bernard-Henri Lévy et Allan n’indiquent évidemment pas, au chevet des « solitaires sociaux » que nous sommes, les mêmes remèdes. Lévy recommande sur tout le territoire la libre circulation d’intellectuels gyrovagues. Un jour sur la Riviera, les pieds dans les droits d’auteur, le lendemain dans une manifestation de protestation : l’intellectuel c’est l’homme de la circulation, non pas celui qui est élu par une famille comme le serait un vulgaire homme politique mais celui qui élit chaque jour sa famille à sa guise. Chez Bloom, proposition contraire : l’intellectuel doit être d’une culture et d’une seule puisqu’aussi bien, dit-il, chaque culture représente à la fois une guerre contre le chaos mais aussi une guerre contre les autres cultures. Lévy invoque le haut mal de Baudelaire qui n’hésitait pas à errer et à se contredire, Bloom l’exemple de Socrate, qui restait pieds nus sur sa terre athénienne, refusant de s’affranchir de ses règles pour fuir sa condamnation. Ces labels différents dissimulent mal la même stratégie industrieuse : l’un comme l’autre cherchent simplement à reprendre le contrôle de la société qui leur échappe. Fort heureusement, pourrait-on dire, au vu de leurs dérapages successifs.


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