Avril 2022 : nous sommes à Borodyanka, ou du moins ce qu’il en reste, dans l’oblast de Kiev. Des gémissements humains raisonnent entre les ruines, de plus en plus proches. Une main m’attrape soudainement l’arrière du bras. Elle me serre, toujours plus fort, je tourne la tête et tombe sur des yeux pleins de larmes qui n’arrêtent plus de hurler au secours. Comment oser le soutenir ne serait-ce qu’une seconde, ce regard ? Par pudeur, je baisse les yeux.

Des jours durant, la ville a été pilonnée par les bombes puis occupée par les Russes. J’accompagne alors le 72ème régiment d’infanterie ukrainien appelé à sécuriser la région, tandis que l’armée de Poutine se retire du nord de l’Ukraine, à la stupeur générale. La capitale a tenu debout, sa banlieue comme rempart. Après Irpin, Boutcha, nous arrivons ici, à 50 kilomètres au nord-ouest de Kiev, sur la route de la Biélorussie. Je ne le comprendrai que plus tard, mais cet homme qui m’agrippe en pleurs me supplie en fait de l’aider à retrouver son neveu, âgé de deux ans, qu’il a perdu dans la forêt en voulant se cacher des envahisseurs.

Bien plus que le courage guerrier des soldats, qui, disons-le, enveloppe une part de folie mystérieuse et assez révulsive dans son désir de mort, c’est l’héroïsme insensé de ce monsieur et de toutes les âmes errantes croisées sur le chemin de la « libération » qui me marque encore aujourd’hui. Pourquoi n’avoir pas fui tant qu’il était encore temps, comme des millions d’autres ? Et pourquoi désormais rester dans ces lieux devenus inhabitables, comme rayés de la surface de la Terre ? Nous avons en commun, avec Bernard Henri-Lévy, d’avoir été frappés de cette même incompréhension sur le terrain : « Ces gens ne savent pas qu’ils ont gagné puisqu’ils ont tout perdu », note-t-il dans son film Slava Ukraini (en salles le 22 février). Les voix du cœur sont parfois impénétrables.

Dos au mur

Si nous sommes désemparés face au courage farouche de ces Ukrainiens, c’est que leur réaction, visiblement instinctive, ne nous paraît pas si naturelle. Après une année, la durabilité du sentiment est d’autant plus notable. Souvenez-vous de Charlie Hebdo, du Bataclan, de l’Hypercacher. Nous-mêmes attaqués avions d’abord aussi pensé à un sursaut citoyen, mais la liberté d’expression ne s’est en fait jamais portée aussi mal qu’aujourd’hui et l’extrême droite aussi bien. Voilà que cette fois la « vraie » guerre nous tombe dessus. Pas en Libye (coucou Sarko), pas en Irak (hello George W. Bush), pas au Darfour, pas au Burundi, pas en Afghanistan… bref, pas en Afrique, ni au Moyen-Orient, non : en plein cœur de l’Europe.

La guerre n’est souhaitable de manière équivalente nulle part et pour personne, bien entendu, mais celle-ci a peut-être le mérite de nous ouvrir les yeux davantage. Au sens propre, puisque l’invasion de l’Ukraine est de loin le conflit le plus médiatisé au monde à ce jour, mais aussi de manière suggérée. Qui n’a pas encore compris, en voyant plus de huit millions d’Ukrainiens se précipiter en Pologne, puis dans toute l’Europe en seulement quelques semaines, que nous étions plus que jamais concernés par ce qui était en train de se passer ? Y compris dans notre quotidien le plus banal : il y a, en 2023, des réfugiés dans les classes d’étudiants de mes amis profs de maths et de français. La proximité géographique et économique du conflit, avant même qu’on lui incombe un impératif lié à une prétendue similitude culturelle, nous rend incapables de rester neutre, moralement comme techniquement.

« L’ennemi est notre propre remise en question personnifiée », écrit le philosophe Carl Schmitt, dans sa Théorie du partisan (1962). Par cette formule, le penseur allemand voudrait illustrer que l’union, et plus profondément l’identité, ne se crée jamais d’elle-même de façon spontanée, mais par une nécessaire « opposition à » une menace commune, formant de nouvelles unités soudées dans un rapport de forces plus ou moins intense. Cette conception du politique pour le moins pessimiste semble assez juste ici. Non pas que nous ne soyons pas affectés par le sort terrible des Ukrainiens… Mais objectivement, « sauver » l’Ukraine se rapporterait-il d’abord à un instinct de survie autocentré, avant d’être un impératif moral ?

L’autre Europe

En même temps, si la condamnation politique collective du conflit est apparue naturelle dès le début pour cette raison, il reste difficile d’expliquer le déclenchement d’empathies subjectives tout à fait inédites vis-à-vis de l’Ukraine. L’argument de Carl Schmitt paraît ici insuffisant. Aider et accueillir les Ukrainiens a-t-il vraiment été plus naturel que pour d’autres parce qu’ils sont « comme nous » : blancs, orthodoxes, Européens ? C’est un pays proche, certes, mais qu’on ne connaît en vérité que très peu. Saviez-vous d’ailleurs placer précisément sa capitale sur une carte avant le 24 février 2022, ce qu’était véritablement le sulfureux « régiment Azov » ou même que la guerre avait commencé dès 2014, dans le Donbass, et pourquoi ? Il y a fort à parier que chacun d’entre nous ne peut pas répondre par l’affirmative à toutes ces questions. Il y a un an encore, beaucoup considéraient ce voisin comme une périphérie toujours très satellitaire du bloc soviétique et, au fond, assez inintéressante.

« Les Ukrainiens eux-mêmes se nomment les “Européens des confins” », explique ainsi Joanna Nowicki, auteure de Quels repères pour l’Europe ? (1996) et de La Cohabitation culturelle (2010). « Mais ce n’est pas péjoratif comme nous avons tendance à l’imaginer ici, bien au contraire. À l’opposé de notre impression de vivre dans un Occident central qui donnerait le ton, en matière de progressisme social surtout, il existe aussi à l’Est une sorte de condescendance concernant les expériences historiques vécues. Les pays d’Europe centrale sont des “terres de sang” (c’est le titre d’un livre de l’historien américain Timothy Snyder, auquel BHL fait par ailleurs aussi référence, ndlr). Ils ont connu les crimes, les génocides, deux totalitarismes différents. Ainsi, à l’Est, on se demande aussi ce que les Occidentaux peuvent bien comprendre des nos cultures et de nos histoires, et certains des jugements que vous portez peuvent offenser », éclaire la chercheuse franco-polonaise, spécialiste de la fracture entre les « deux Europes », selon son expression.

Dernière preuve en date de cette incompréhension mutuelle : l’attribution par l’Académie suédoise du Prix Nobel de la Paix, en octobre 2022, à deux ONG : l’une ukrainienne, le « Centre pour les libertés civiles », l’autre, « Memorial », russe. Si l’enjeu était, bien sûr, la réconciliation des peuples contre un même oppresseur chez soi, à savoir Vladimir Poutine, la décision a été furieusement accueillie dans une Ukraine envahie. « C’est une fois de plus nous lier à la Russie, comme si nous ne pouvions pas exister en tant que peuple alors que nous nous battons, justement, pour notre liberté et notre indépendance », réagit Anastasiya, ma fixeure et amie sur place. « C’est exactement comme en avril, lorsque le Pape a symboliquement fait porter le crucifix par deux familles, russe et ukrainienne, sur le chemin de croix de Pâques, à Rome. Cela montre une incompréhension totale de ce qui se passe chez nous. Marcheriez-vous main dans la main avec votre violeur ? Vous ne pouvez pas donner la rédemption à quelqu’un qui n’est pas repenti », ajoute, vindicatif, Nazar, l’un des soldats de la 72ème brigade que j’avais accompagné sur le terrain.

En donnant la parole à ces soldats, ainsi qu’aux brigades internationales qui viennent leur porter soutien, le film de Bernard-Henri Lévy avance l’idée selon laquelle nous devons considérer les Ukrainiens, depuis le début de la guerre, comme de vrais Européens. Mieux, le juste choix serait de les soutenir pleinement dans leurs efforts de guerre. Bien évidemment, certaines scènes du film (qui, rappelons-le, se sert uniquement d’images prises sur place par le réalisateur et son équipe), seront moquées par les « anti-BHL » de toujours : le philosophe surjouant la complicité avec les gradés ukrainiens ou baptisant un bataillon « Charles de Gaulle » à Zaporijia… Mais force est de constater que Bernard-Henri Lévy, en apportant ce témoignage de solidarité, et en nous enjoignant de faire de même, suit une ligne de conduite initiée en 1973, et dont il ne s’est jamais éloigné. À nous autres, si blasés et indifférents jusqu’à peu, de le rejoindre aujourd’hui ?

Couverture du n°266 du magazine « Technikart » avec BHL.

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