On n’aurait pas dit qu’un jour Bernard-Henri Lévy nous émouvrait. Oh, ce n’est pas qu’on le jugeait mal, on savait qu’il n’était pas seulement cet « olibrius » – le mot est d’Alain Juppé – qui photographie les brouillons de ses écritures et les poste sur Instagram, ce dandy-sauveur-de-la-planète marchant sur les ruines fumantes du monde avec sa maquilleuse et son photographe. On le connaissait étincelant, engagé pour de vrai, le panache généreux. Mais jamais on ne l’avait trouvé touchant. On n’imaginait pas que sa campagne pour « sauver la princesse Europe » puisse être autre chose qu’un show talentueusement mégalomaniaque devant des salles par avance conquises. Surtout que l’on avait appris que, dans chacune des 22 villes où s’arrête la caravane de cette tournée, la vingtaine de personnes travaillant au bon déroulé de l’affaire réunissaient 500 spectateurs qui pensent comme lui, donc forcément bien…
Et puis lui-même avait sorti les tambours et les trompettes pour fanfaronner devant nous : « Vous allez voir, c’est autre chose que le débat des têtes de liste sur France 2 ! » Toujours il s’est su plus intelligent, plus beau et plus riche que les autres. Vous allez voir ce que vous allez voir. Ne lui manquait plus que de se piquer de faire l’acteur. On n’y était pas.
Une harangue sans cesse réécrite pour coller à la ville dans laquelle il se produit
Quand, mercredi soir, à Budapest, il entre sur la scène du théâtre Belvárosi et qu’il entame sa harangue : « Amis de Budapest, amis de cette ville double et capitale de la double monarchie, amis de la peste et de la renaissance, amis de l’élégance baroque et de la ruade magyare », il faut se rendre à l’évidence : l’écrivain écrase le comédien.
Le texte, son cher palimpseste incessamment réécrit afin de coller à la ville dans laquelle il se produit, est ciselé, truffé de philippiques puissantes, désespéré et poétique – parce que, comme il le dit, « seule la poésie, la vraie, cet infarctus de l’âme, sauvera le monde et l’Europe ! ».
Mais, s’il a la hardiesse de se donner littéralement en spectacle, il ne va pas jusqu’au bout du jeu, et tant mieux. Le paradoxe, c’est que, alors même qu’il est sur les planches, il n’a jamais été aussi peu théâtral. Bien sûr, il plonge dans la baignoire tout habillé – histoire de prouver qu’il se jette à l’eau ; il souligne que le romancier György Konrád est dans la salle ; il est fier de montrer une vidéo où Salman Rushdie lui dit : « We’re counting on you » ; il s’amuse à imiter « la drôle de voix pointue » de Thatcher ou celle de Kissinger dans une pissotière ; il conspue passionnément Viktor Orbán – avec lequel il a conversé deux heures durant l’avant-veille –, « ce chrétien combattu par le pape, cet antieuropéen stipendié par le budget de l’Union, ce nationaliste manipulé par Poutine ».
Une radioscopie des populismes et nationalismes européens
Et son implacable radioscopie vaut le détour : « L’Espagne. Trois partis populistes. Podemos. Vox. Et les indépendantistes catalans. Pas terrible ! L’Allemagne… Il y a eu, quand Merkel a refusé de fermer ses portes aux migrants, un vrai moment de grandeur et de pure moralité kantienne. Mais aussitôt après… Ces 92 députés d’extrême droite entrés au Bundestag… Pas terrible non plus. »
« La Grèce. […] C’est dans cette Grèce, hélas, qu’ont poussé, telle la tête d’une hydre de Lerne qu’Hercule démocrate croyait avoir vaincue, ces bandes d’hommes en noir, la plus atroce résurgence du nazisme que l’on ait cauchemardée – crânes rasés, retraites aux flambeaux, Nuremberg sous Acropole, etc. L’Italie. Presque pire, ce Salvini, en campagne permanente, en train de tisser les liens de son internationale infâme. »
« L’Angleterre. Ils sont susceptibles, les Anglais. Et il faudra bien rappeler qu’ils ont : sauvé l’Europe, deux fois, du suicide ; fait la déclaration Balfour ; inventé les droits de l’homme avec John Locke ; défendu la Grèce avec Byron ; recueilli Marx et Freud ; donné le gîte, le couvert et une radio à de Gaulle. Mais aujourd’hui, honnêtement… Ce foutu Brexit, s’il va au bout, […] ce sera le sacre des hooligans avinés et embiérés, des rebelles analphabètes et des néonationalistes à front de bœuf. »
« La France. Je sais que l’ambassadeur est dans la salle. […] Une France tétanisée qui s’estime envahie quand débarquent quelques milliers de pauvres Syriens. Une majorité de Français indignés par les week-ends au ski de Macron, mais peu de monde pour se mobiliser quand on entre chez une vieille dame juive pour la défenestrer ou la poignarder à mort aux cris d’“Allahou Akbar”. C’est trop facile de toujours incriminer les chefs. Les peuples ont les chefs qu’ils méritent. Et le problème, là, c’est pas les chefs, c’est les peuples. »
Il faut l’entendre pourfendre « ceux des Gilets jaunes qui ne pensent qu’à casser du flic, du juif, du pédé ou des institutions de la République ».
Sur scène, BHL ne regarde pas son public dans les yeux
Les mots sont forts mais c’est comme si, dans leur prononcé, il n’en faisait pas assez. Comme si la diction et la gestuelle manquaient de grandiloquence. C’est fou, s’agissant de lui. Fou aussi de constater qu’il ne regarde pas son public dans les yeux. Et pas seulement parce que souvent il fixe l’écran de son Mac – que dans son texte il appelle « PC ». En fait, il ne se tient tout à fait droit que lorsqu’il ferme les yeux.
« Au début de la tournée, on voyait qu’il n’était pas fait pour ça, pour faire l’acteur, relève son ami le réalisateur François Margolin. Maintenant, ça fonctionne parce qu’il y a une émotion, une vérité. » En sortant de scène, le non-acteur confirmera : « Je suis traversé par une espèce d’ouragan de vérité. Je ne joue pas la comédie. Beaucoup moins que quand je vais à la télévision. »
Il convoque Solal, ce personnage qui lui a appris à « emmerder les antisémites »
C’est troublant, très. On le découvre mi-Don Quichotte mi-Solal (le héros d’Albert Cohen). Pendant une heure quarante, ses bras n’en finissent pas de se lever pour faire des moulinets avant de retomber sur ses cuisses. Au cas où l’on n’aurait pas saisi, il cite Cervantès.
Quant à l’invocation de Solal, elle est encore plus dénudée – il ne cache même pas qu’il parle de lui : « Sur l’antisémitisme, c’est un Grec qui a tout dit. Ce Grec, ce juif grec de Salonique qui, depuis mon adolescence, m’a appris à emmerder de toute ma gaieté, de toute ma force de jeune, puis de moins jeune, les antisémites, je vais quand même le nommer. Il s’appelait Albert Cohen. Il a inventé Solal, ce juif solaire et magnifique qui donne des boutons et des allergies solaires à tous les antisémites de Grèce et de Hongrie parce qu’il dit une chose très simple : je n’en ai rien à faire, moi, qu’il y ait des antisémites en Grèce et en Hongrie ; car le tout est de les contenir, autrement dit d’être plus fort qu’eux, autrement dit encore d’être assez fort pour être sûr d’être toujours le plus fort et, fort de cette force, d’épauler les Grecs dans leur juste lutte contre Aristote, Hérodote et les avatars modernes du taureau kidnappeur d’Europe. »
A cet instant, on comprend. On comprend que Bernard-Henri Lévy se prend pour Solal et que, même s’il n’a ni smoking en soie blanche ni chapelet, il duplique l’incroyable monologue de Solal dans sa suite du Ritz devant une Ariane à laquelle il a promis qu’elle finirait « les yeux frits ». Solal s’attaque aux manèges de l’amour ; notre philosophe leur préfère ceux du monde et de l’Europe.
A la fin, au moment des rappels, il tombe la veste – mouillée par le bain –, fait mine de vouloir la jeter à quelqu’un dans la salle, ne le fait pas. C’est comme la chemise, il la sort du pantalon, commence à la déboutonner, mais, là encore, il ne va pas jusqu’au bout. Ça lui va bien, à BHL, de mettre en scène sa distance avec lui-même. Il devrait faire cela plus souvent.
LOOKING FOR EUROPE, DANS LA PRESSE EUROPÉENNE
Tous les articles en langue anglaise sont à retrouver sur la version anglophone de ce site.
(ESPAGNE) Bernard-Henri Lévy, cooked in seva tinta, Sebastia Alzamora, Ara.cat, 31 janvier 2019.
(ITALIE) Via Salvini, “affidatevi a De Falco”, Massimiliano Lenzi, Il Tempo, 18 février 2019.
(ESPAGNE) “Vox y el independentismo son rostros gemelos”, Salva Torres, El Mundo, 17 mars 2019.
(GRÈCE) Ο Bernard-Henri Lévy στην Αθήνα, Times News, 19 mars 2019.
(GRÈCE) «Η αναζήτηση για την Ευρώπη περνά από την Αθήνα», Κεφαλά Αλεξία, Ta Nea, 22 mars 2019.
(ESPAGNE) Bravo-Hermano Liberal, Pedro J. Ramírez, El Español, 24 mars 2019.
(ESPAGNE) Albert Boadella vuelve a Barcelona 12 años después, Metropoli Abierta, 25 mars 2019.
(ESPAGNE) Y Boadella volvió, Miquel Giménez, Vozpopuli, 27 mars 2019.
(ESPAGNE) « Looking for Europe / Bernard-Henri Lévy », Gabriel Sevilla, Artezblai, 27 mars 2019.
(HONGRIE) Lévy aggódik Európa jövőjéért, Euronews, 2 avril 2019.
(ALLEMAGNE) Philosoph Lévy tourt mit Pro-Europa-Theaterstück durch die EU, Euronews, 2 avril 2019.
(PORTUGAL) « A Europa segundo Bernard-Henri Lévy », Clara Ferreira Alves, Expresso, 6 avril 2019.
(HONGRIE) « A fiatal Orbán, aki hitt az emberi jogokban, már nincs többé », Euronews, 9 avril 2019.
(ALLEMAGNE) « Auf der suche nach Europa », Von Carmen Gräf, Kultur Radio, 11 avril 2019.
(ALLEMAGNE) « Wird sich Europa mit dem schlimmsten abfinden? », Die Welt, 11 avril 2019.
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