S’il n’en reste qu’un, il sera celui-là. Tout se passe comme si Alain Badiou avait pris le parti d’incarner jusqu’au bout, parfois jusqu’au vertige, les positions que le mouvement antitotalitaire des trente dernières années semblait avoir disqualifiées. On trouvera dans son nouveau livre, Le siècle (Seuil), le regret implicite des temps où l’on rêva d’un « changement radical de ce qu’est l’homme ». La défense et illustration, discrète mais insistante, de cette radicalité révolutionnaire dont on croyait acquis qu’elle a été, sans cesse, complice du pire. La nostalgie, hommage à la révolution culturelle chinoise, d’une volonté de pureté dont il ne se résout pas non plus à entendre que ce fut le grand argument qui, tout au long du XXe siècle, légitima les massacres. Une phrase carrément insupportable sur la possibilité de lire l’histoire de ce siècle de carnages comme une « Iliade subjective ». Une autre, que l’on ne pensait plus avoir à lire un jour sous la plume d’un grand intellectuel, où l’on voit renvoyés dos à dos, dans la famille des « vastes crimes » qui firent de ce XXe siècle un « siècle maudit », ceux qui eurent pour auteurs des « criminels nominaux » et ceux qui, aujourd’hui que les grands règnes despotiques se sont éteints, auraient pour responsables « des criminels aussi anonymes que les sociétés par actions ». Bref, toute une veine antilibérale et anti-droits de l’homme, toute une série de sarcasmes, très ultragauche des années 60, contre les tenants du grand récit « antiterroriste » prônant « la lutte à mort » entre « le fanatisme religieux » et « la démocratie », qui sont à la limite de l’insoutenable. Plus, parfois, et c’est toute la bizarrerie du livre, des fulgurances d’une grande force. Plus des pages, par exemple, sur les avant-gardes du XXe siècle et leur « passion du réel ». Ou ce commentaire si juste d’un fragment de La logique de Hegel qu’il conclut en indiquant que « l’essence du fini », ce n’est pas « la limite », mais « la répétition ». Ou encore cette note, cette simple note, mais qui semble écrite exprès pour ceux qui, récemment, ont jugé que la fureur commémorative peut aussi tourner à vide et noyer ce qu’elle prétend célébrer dans un océan de bons sentiments mécanisés, cette note, donc, où il suggère que c’est peut-être moins « la mémoire » que « la pensée » qui conjure le retour de l’horreur. Sans parler de la thèse principale du livre – la passion dominante du XXe siècle ne fut pas l’idéologie, le messianisme, le prophétisme, etc., mais « le réel » – qui mériterait d’être débattue et que je suis prêt, moi, en tout cas, à discuter quand Badiou le veut. Insoutenable et fort, odieux et soudain très juste : l’adversaire.

On connaît la scène. On se souvient de la rencontre, quelques années avant sa mort, entre le dernier Sartre, aveugle, presque impotent, incroyablement las et sombre, et un tout jeune homme, Benny Lévy, venu de la même souche maoïste dont on ne se lasse décidément pas de vérifier la puissance séminale. Et on se souvient du scandale, des cris de rage et de stupeur, quand parut, dans Le Nouvel Observateur, sous le titre apparemment peu sartrien de « L’espoir maintenant », le fruit de ces échanges – on se souvient de la sidération de la « famille » face à l’image de ce nouveau Sartre expliquant qu’il avait, grâce à son jeune secrétaire, découvert les textes de la pensée juive et qu’il trouvait, dans ces textes, l’essentiel de ce qui lui semblait requis pour sortir des impasses philosophiques et politiques où il se sentait pris depuis vingt ans; on se souvient des accusations de « détournement de vieillard » proférées à l’encontre de ce « petit rabbin talmudique » (sic) qui avait le culot de faire dire au plus grand philosophe français vivant qu’il y avait, dans leurs dialogues sur la résurrection des corps ou le messianisme, l’amorce d’un ouvrage qui, si le temps lui était donné de l’achever, ne devrait « plus rien laisser debout » de l’architecture de L’être et le néant et de Critique de la raison dialectique. Les éditions Verdier ont eu l’heureuse idée, vingt-cinq ans après, de rassembler les pièces du dossier. Elles nous donnent plus exactement, avec les textes écrits par Benny Lévy lui-même dans cette période et dans celle qui suivit, l’autre version de l’histoire, l’autre scène sur laquelle elle s’est jouée et dont on ne voulait étrangement rien savoir. Il y a là le texte de 1975 sur Sartre et le gauchisme. Le très beau Apocalypse de 1979. La réponse cryptée, trois ans plus tard, à la La cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir. Un texte décapant sur Sartre et la Résistance. Un autre sur ce Sartre « juif pour deux » qui l’a ramené, lui, Lévy, sur les traces de son propre judaïsme. Un texte de 2002, enfin, juste avant sa disparition, où il esquisse le portrait d’un autre Sartre qui ne serait plus le père fondateur du progressisme contemporain. Et c’est, au fil des pages, toute une autre histoire qui s’écrit – une extraordinaire aventure à deux, une scène philosophique inouïe, une sorte de double naissance, à la lettre de connaissance, où l’on ne sait plus, soudain, si c’est Sartre qui naît à sa dernière pensée, Lévy à son propre nom, ou si l’on est en train, pour parodier un mot fameux de Sartre lui-même, de faire d’une pierre deux coups en assistant à la naissance, simultanée, de deux hommes libres. Lisez. C’est passionnant.


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