Retour des États-Unis. Ayant un peu de peine, je l’avoue, à revenir tout de suite et de plain-pied à notre actualité nationale et étant un peu lassé, je l’avoue aussi, par l’actualité américaine, j’opte pour un bloc-notes sur le centième anniversaire de la naissance de Levinas.

Car qui est, au juste, Levinas me demandent des lecteurs déroutés par la langue à la fois simple, lumineuse, et, soudain, étrangement nouée, et donc énigmatique, de l’auteur de Ethique et infini ?

Que dit-il qu’Husserl et Heidegger, ses maîtres, ou Sartre, son contemporain, n’aient dit de la même façon voire avec plus d’éclat que lui ? Sa place, autrement dit ? Sa place et son importance dans la dramaturgie d’un siècle qui devait être, en principe, celui de la fin de la philosophie et qui fut celui, surtout, d’un enténèbrement sans précédent du monde ?

Emmanuel Levinas est un disciple de Heidegger qui renverse, justement, le dispositif de l’heideggerianisme.

C’est un heideggérien qui trouve dans les vieux grimoires du « sensé biblique » le moyen de renverser le renversement heideggérien.

Et c’est un philosophe qui, à la façon de Philon d’Alexandrie fécondant la parole de Platon à l’aide de celle des prophètes, se sert de la philosophie juive pour produire une pensée dont le premier geste sera de poser la primauté de la différence éthique sur la différence ontologique – c’est un philosophe qui nous dit que la première relation de l’homme avec l’être, son contact initial, inaugural, avec le monde, est une relation, non avec une terre, un paysage, une maison, un temple, mais avec l’autre homme.

Cela ne veut pas dire qu’il soit ce qu’il est convenu appeler un « moraliste ».

Ni, encore moins, l’un de ces « humanistes » dont la philosophie française des années soixante a établi, me semble-t-il, l’inévitable et définitive faiblesse – piété « sucrée », dit Levinas, « toujours au bord de la niaiserie », ou encore « sentimenteuse », du vieil humanisme français, fût-il remis au goût du jour.

Mais c’est un philosophe qui tient que l’éthique est plus ancienne que l’ontologie.

C’est un philosophe qui fait de l’invocation d’autrui le geste qui, tant chronologiquement que logiquement, précède toujours, et nécessairement, la méditation de l’âme sur les idées ou sur le vrai.

Et c’est un philosophe qui, du coup, fait du visage et du regard, de l’attente et de la prière, du dire et du nom, du manger et du se vêtir, de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger, du pauvre, les points de départ, les nœuds, les personnages conceptuels, de sa réflexion.

D’où – même s’il a toujours refusé de se définir comme un philosophe juif ni, encore moins, confessionnel – la fonction qui fut la sienne dans le développement, en France puis en Europe, d’une nouvelle pensée juive se concevant comme une pensée active, pratique, littéralement poétique, et tenant que c’est sur la terre, parmi les hommes, que se joue l’aventure de l’esprit et de la foi.

D’où – loin des banalités d’usage et, de surcroît, souvent douteuses sur la synthèse œcuménique judéo-chrétienne – l’importance de sa philosophie pour une vague de penseurs catholiques qui, tels un certain Karol Wojtyla, ancien professeur de philosophie à la faculté de Lublin où il enseigna les doctrines de Scheler et Husserl, accomplirent le double geste de reconnaître dans le testament juif la source vive du christianisme et de voir dans l’ouverture sur l’infini, le face à face avec le divin et la réponse à son commandement, le cœur, l’essence, l’humanité même de l’humain.

Et d’où, enfin, son rôle dans l’itinéraire d’une génération d’intellectuels dont mon ami Benny Lévy demeure, deux ans après sa mort, la grande figure éponymique et qui, venus du judaïsme, du christianisme mais aussi de l’agnosticisme et de l’athéisme, trouvèrent dans la réflexion levinassienne sur le messianisme, dans ses textes sur l’Histoire, la politique ou même l’Etat, dans les pages de « Totalité et infini », par exemple, sur la notion même d’événement, de quoi commencer d’échapper à l’impasse où les précipitait la fin de l’aventure gauchiste.

Pour ceux-là, l’œuvre de Levinas a pu se lire comme la réponse à cette dictature de l’Histoire, cet historicisme, qui furent au cœur, finalement, de tous les succédanés du progressisme.

Elle a été la propédeutique philosophique nous réenseignant à douter de la religion du doute et du soupçon – elle a été, mieux que le système kantien, la pensée moderne de résistance à ce relativisme, cette généalogie permanente de la morale, qui sont un autre trait de la mauvaise modernité.

Sans parler enfin du procès de cet Être plein, saturé de lui-même, total, que de belles pages d’Autrement qu’être mettent au principe de ce que l’on appelait, jusque-là, le totalitarisme – sans parler de cet antitotalitarisme radical dont il donnait la formule dans sa réflexion, par exemple, sur le prophétisme et qui lesta d’un poids métaphysique autrement plus sérieux la leçon d’Hannah Arendt et de Camus.

Vingt ans après, j’en suis toujours là.

Bien décidé – et ce n’est qu’en début – à profiter de cette année du centenaire pour rendre, avec d’autres, toute sa taille à Levinas.


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