« Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu le sommeil détraqué » écrit Bernard-Henri Lévy dans ce livre qui ne ressemble à aucun de ses écrits. Sauf peut-être à Comédie, dont Benny Lévy disait que c’était son favori parce qu’il avait aimé sa façon de chercher à gommer tout ce qui relevait de l’artifice.
C’est vrai qu’on retrouve dans cette confession de l’auteur, où il se montre sans fard, une manière de prolongement à Comédie. Même le style s’y apparente. On suit l’insomniaque dans son parcours giratoire. Parcours aux quatre coins de l’appartement et parcours à l’intérieur de soi-même. Ce processus de descente en soi pour trouver le sommeil fait qu’on guette avec lui le moindre bruit aux alentours. Tout prend du relief, tout fait sens et on se prend à espérer à chaque page que viendra sinon le salut du moins l’apaisement et les yeux qui consentent à se clore.
D’où vient ce sommeil détraqué ? A quoi faut-il le rattacher ? A un trop-plein de vie qui empêcherait de dormir ? Au souvenir des disparus qui continuent d’habiter les nuits ? A la quête d’une pensée qu’on ferait tourner dans sa tête, inlassablement ? Au décompte des moutons, des moulures, des chiffres ? Les bagnards de Dostoïevski pouvaient aller dit-on jusqu’à trois mille. Et les guerriers mongols étaient capables, paraît-il, de dormir sur la selle de leur cheval pendant que celui-ci galopait.
Le sommeil, est-ce une préparation à la mort ? En ne dormant pas, augmente-t-on ou pas le risque de mourir ? Et à l’inverse, l’écrivain aurait-il écrit moins de livres s’il avait été un bon dormeur ? Toutes ces questions tournent dans le cerveau. Les visages défilent comme dans une rêverie éveillée (même si l’auteur confesse qu’il ne rêve pas). Jorge Semprun, ce « grand d’Espagne », Massoud le mélancolique, Benny qu’il rencontre pour la première fois dans le bureau d’Althusser. Lanzmann le colérique, l’impétueux et l’« ennemi » des antisémites et des lâches… Sans parler des souvenirs des morts qui viennent réveiller les vivants, ceux des guerres oubliées, ceux de Bosnie, d’Éthiopie, du Darfour. Ceux d’Ukraine et les « pogromisés du 7 octobre ». Est-ce l’effroi conservé dans l’œil qui interdit de fermer les yeux ?
Lévinas, évidemment, ne pouvait pas rester absent de cette méditation ou de cette phénoménologie de l’insomnie. Il y a au moins deux occurrences lévinassiennes sur l’insomnie. La première est associée au thème de l’« il y a ». Un enfant s’efforce de dormir sans y arriver, alors que lui parviennent du salon l’écho du bavardage de grandes personnes. Ou encore le bruit sourd que rend un coquillage quand on le colle à son oreille.
La seconde occurrence est une exégèse qui évoque le personnage de Jacob auquel Rachi prête l’intention de s’asseoir, de lâcher prise, de s’assoupir. Commencent aussitôt les ennuis pour le patriarche. Les Justes ne doivent pas dormir, tranche le commentateur champenois. Ils doivent rester éveillés. Double acception du concept d’insomnie chez l’auteur de De l’existence à l’existant, qui est à la fois, comme toujours à la lisière de la littérature et de la philosophie. Insomnie comme évanescence, comme engourdissement, comme absence à soi, et insomnie comme veille, comme vigilance et comme prise en charge du monde.
Livre habité donc par l’insomnie. Mais réflexion aussi sur l’écriture. Comment elle se love chez lui dans les interstices du jour et de la nuit. Il y a de belles pages sur une formule, un rythme, une musique, un contrepoint, quelques lignes griffonnées à tâtons sur un bout de papier. Bonheur de retrouver ces lignes et chagrin parfois de les perdre. Plaisir de reconstituer ces puzzles improbables. Et miracle de l’écriture arrachée à un sommeil qui ne vient pas.
Tant il est vrai qu’on n’arrive pas à savoir finalement, en refermant le livre, si l’insomnie est un fantôme tenu en laisse ou une compagne apprivoisée.
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