Un homme jeune. Feu en tête. Violent et (conscient) charme romantique. Certes trop peu vulgaire pour dissimuler sa fierté. Origines : normalien. Formation : philosophie. Vocation : écrivain. Nature : aristocratique et artiste. Hobby : collection de réseaux d’influence. Ambition : la puissance et la gloire.

On aura deviné que cet homme fait route en rencontrant des courants contraires sur l’océan parisien : la dérive des complicités, les déferlantes de la jalousie. Ce singulier supérieur n’évite pas la règle générale : à Paris, qui mérite d’être connu ne l’est que par le malentendu.

Je gage que certains de nos lecteurs ont une image faussée de Bernard-Henri Lévy, sans doute réduite à l’irritante figure de l’intellectuel médiatique de gauche. Dans le milieu intello-littéraire, on ne lui pardonne guère son excellence en GSI (gestion des surfaces imprimées) et un premier rang à l’IFN (indice de flottaison des noms). Il lui a donc fallu aimer le défi pour se risquer sur un théâtre.

Depuis Sartre et Camus, aucun porte-pensée de la seconde génération n’avait osé affronter l’épreuve redoutable de la scène. BHL a eu ce courage. Saluons. Et pour sa première œuvre dramatique, il a produit une grande machine qui a pour titre emphatique Le Jugement dernier.

L’Histoire, dit Frossard, est l’idole des temps modernes. Creuse, salope, imbécile, criminelle. La pièce de Bernard-Henri Lévy est la burlesque et déchirante confession d’un enfant du siècle qui a idolâtré l’Histoire et (peut-être) s’en repent. En dernier jugement, faut-il abattre l’idole ? Mais pour passer à quelle vénération ? A quoi croire si l’on n’y croit plus ? C’est la question centrale de cette fin de millénaire. Admirons qu’un écrivain-philosophe témoin ardent de l’époque, tente de relever le théâtre en composant un spectacle abondant, prenant, animé, et même parfois d’une acide drôlerie, à partir d’un sujet fondamental.

Résumons excessivement. Un metteur en scène, star usée, joue son ultime chance en montant l’œuvre d’un auteur mystérieux, qui se cache là-haut. Il convoque les acteurs. Ce sont quelques-uns des types humains engendrés par les impostures et les abominations de notre Histoire. Voici l’infirmière de Lénine. Elle caressa avec piété le sous-ventre de l’agonisant (encore un instant de douceur) et recueillit le vrai testament de Vladimir Illitch : « Je n’ai jamais cru que le communisme avait pour mission de libérer l’humanité. »

Voici le chef de gare d’Auschwitz, fonctionnaire au front de bœuf, qui aime tant son toutou. Voici le professeur parisien, las et débauché, qui croyait à la pureté comme au vice (choses égales), à la libération de l’humanité et l’inhumanisme rouge, et forma Pol Pot à l’idéalisme massacreur. Voici le Cardinal, plus politique que religieux, cryptocrate entre l’évangélisme et le cynisme. Voici le chanteur humanitaire, la vedette des bonnes causes, l’as de la charity-business, le marchand de moraline universelle. Voici le monsieur moyen au chapeau rond : qui a vécu bourgeoisement les tragédies, et ne les vécut d’ailleurs que dans un brouillard tiède ; qui pense selon le vent, s’il pense ; pour qui le lieu commun est la douillette de la raison. Le communisme fini, ne resterait-il que le lieu communisme ? on l’appelle dérisoirement Pangloss. Mais est-il si pitoyable, cher BHL ? Du moins, avec Pangloss, on survit. Voici enfin, comme un papillon (ou un éphémère ?) sur le fumier, l’étudiant chinois qui dansa devant un char, place Tian An Men. Mais il refuse qu’on l’embrigade dans cette parade funèbre. Le spectacle est foutu. Il y manque le pur, l’aérien et indispensable indifférent.

On apprend alors qu’il n’y a pas d’auteur là-haut ; que tout cela n’était que le projet du metteur en scène ringard.

L’irréalisme, auquel les meilleurs enfants du siècle n’ont pas échappé, consiste essentiellement à croire que l’Histoire est tout le destin. Et si l’on suppose que Dieu pourrait être le maître de l’Histoire, le mieux qu’on puisse faire pour lui est, en effet, de déclarer qu’il n’existe pas.

Grand thème, œuvre puissante.

On pensera, à lire entre ces lignes, que BHL m’inspire de la sympathie. C’est ma foi vrai. Cependant, bien des choses me séparent de lui, en politique, en philosophie, etc. Mais que serait la vie sans le dialogue ? Et que serait le dialogue sans l’estime ?


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