Il a les traits tirés. Un air de lassitude extrême. Je ne l’ai pas revu depuis deux ans et je ne me rappelais pas cette blancheur crayeuse. « Vous me trouvez vieilli ?, dit-il ? C’est vrai, oui, je suis vieux. Ma voix elle-même a changé. Si, si, écoutez ma voix. Vous ne vous rendez pas compte, à ma voix, que je ne vais pas bien ? » La voix, je ne sais pas. Mais le visage, en effet, n’est plus le même. Le teint trop mat. Le nez saillant. Quelque chose d’émacié, tendu, sur les pommettes. S’il n’y avait pas les yeux, agrandis par cette nouvelle maigreur et d’un bleu plus pâle encore qu’autrefois, on penserait au Mitterrand blafard, momifié, des dernières années.

« C’est gentil, en tout cas, d’être venu. Et c’est si bien de vous intéresser encore à la Bosnie. Parce que nous n’intéressons plus grand monde, vous savez. On faisait la queue, il y a cinq ans, pour entrer dans ce bureau. Aujourd’hui… » Le bureau, lui non plus, n’est plus le même. Ce n’est plus le bureau de guerre, abrité des tirs, entre deux cours, dans la partie centrale du bâtiment. C’est une pièce plus grande, avec des meubles neufs, une odeur de bois fraîchement verni et de jolis rideaux qui donnent un côté provincial. Le bureau d’Izetbegovic a été pour moi, et pour d’autres, un haut lieu de l’héroïsme bosniaque. C’était, avec le Club 99 et le siège du journal Oslobodjene, l’un des premiers endroits où, pour prendre le pouls de la guerre et celui de la résistance, nous nous rendions quand nous arrivions à Sarajevo. Aujourd’hui on y entend, au lieu des tirs, le bruit joyeux des klaxons. Et cela fait un drôle d’effet, c’est vrai, d’y retrouver le modeste président d’un petit pays balkanique apaisé, normalisé et rentré dans le rang des nations ordinaires.

« Mais enfin, puisque vous êtes venu, parlons. Peu le savent. Mais j’achève d’écrire mes Mémoires. J’ai décidé de tout dire. Cela ne fera pas que des heureux… » Un éclair de malice traverse le vieux regard dépoli. Je songe au redoutable politique qu’il est aussi capable d’être : combien de fois ne l’a-t-on pas vu, ici même, en pleine guerre, alors que les obus tombaient sur son palais, prendre le temps de déstabiliser un adversaire politique, de mater un seigneur de la guerre trop indépendant ou d’éconduire un de ces diplomates onusiens qui venaient, pleins d’arrogance, chercher l’expression de sa soumission ! « Commençons par la fin, voulez-vous ? » Le visage s’anime. Il a beau répéter : « Je suis vieux, je passe la main, il ne me reste qu’à mourir », je sens bien le plaisir qu’il prend, par avance, à revenir sur les secrets de cette guerre qui fut sa grande affaire – et la nôtre.

« Vous souvenez-vous de ce fameux soir, à Paris, la veille du déclenchement des frappes de l’OTAN, où vous aviez été si surpris de me retrouver à l’ambassade américaine ? J’étais l’invité officiel de la France et de votre président, Jacques Chirac. Or j’étais là, au milieu de la nuit, en territoire américain… » Et comment si je m’en souviens ! Il y avait là le négociateur Holbrooke. Le général Welsey Clarck. La belle ambassadrice Harriman. Nous avions, avec mon ami Gilles Hertzog, passé le dîner à leur expliquer que la non-intervention en Bosnie était le déshonneur de l’Amérique. Et voilà que, au moment du café, dans le salon attenant, nous tombons sur lui, le président de la Bosnie en guerre, négligemment assis sur un rebord de canapé, habillé d’un blouson kaki, qui ressemblait à une veste de pyjama, tout menu, en train de téléphoner…

« J’étais arrivé à Paris le matin. J’avais passé la journée à éviter Holbrooke qui, à l’époque, me suivait partout. Le soir venu, je trouve encore un message qui m’attend au Crillon et me demande de le rappeler d’urgence. Tant pis, me dis-je ! J’en ai assez ! On rentre à Sarajevo, de toute façon, demain et, pour l’instant, on va se détendre. Je vais donc me promener dans les jardins des Champs-Elysées. Il pleut. Il y a, avec moi, l’ambassadeur Kovacs, quelques amis, Osman, mon garde du corps. Et voilà que je suis accosté, sous la pluie, par des hommes qui me disent : “Madame Harriman souhaite vous inviter à dîner.” Comment cela à dîner, je leur rétorque ? Il est 11 heures du soir, ça fait longtemps que j’ai dîné. Bon, reprennent-ils. Oubliez le dîner. L’ambassadrice a une information très importante à vous transmettre… A propos, elle est morte n’est-ce pas ?

– Oui, dis-je. Une mort bizarre et, somme toute, assez romanesque. Un arrêt du cœur, en nageant, dans la piscine d’un grand hôtel.

– Ah ! Elle était en forme, pourtant, et encore jeune… Je finis donc par suivre les inconnus. Et, à peine arrivé à la résidence, j’aperçois Holbrooke dans un coin, en grande conversation téléphonique : ni bonjour ni bonsoir, il me tend juste le combiné, comme si quelqu’un demandait à me parler. Qui est à l’appareil ? Talbott, l’adjoint de Warren Christopher, qui me dit : “Vous allez être content, je vous appelle de la part du président des États-Unis pour vous informer que la décision est prise et que les frappes commenceront dans les toutes prochaines heures.” »

Je revois la scène. Je revois la joie, ce soir-là, sur les traits généralement mélancoliques du père de la nation bosniaque. Je le revois ensuite, précédé de Pamela Harriman et du général Clarck, montant dans les étages pour – je le comprends seulement aujourd’hui – suivre en direct, sur les écrans, la préparation, puis le déclenchement, des frappes tant attendues.

« Mais ce n’est pas tout, reprend-il. Ce n’est pas le seul mystère de cette journée. Le matin même, j’avais vu Chirac. Et il m’avait dit : “Je suis partisan d’une riposte brutale aux derniers bombardements serbes sur Sarajevo, mais les Américains sont contre, et j’ai besoin de vous pour faire pression sur eux.” Alors de trois choses l’une. Ou bien la décision finale, quand Chirac me dit cela, n’est pas encore prise et la France a joué un rôle, elle a pesé : n’oubliez pas que c’est lui, Chirac, qui a envisagé une force d’intervention rapide pour reprendre Srebrenica et qu’il a demandé aux Américains, qui les lui ont refusés, des moyens de transport aéroportés ! Ou bien la décision est prise, Chirac le sait et, pour des raisons que j’ignore, il m’induit délibérément en erreur. Ou bien, troisième hypothèse… » Il sourit, les yeux mi-clos, les lèvres entrouvertes, comme s’il hésitait à poursuivre. Je sens bien, à cette réticence légère, et sans doute feinte, que c’est cette troisième hypothèse qui est, selon lui, la plus plausible.

« Ou bien la décision était prise, oui, mais Chirac ne le savait pas, les Américains le lui avaient caché… » Me reviennent les confidences de ce haut gradé de la Forpronu qui, à Sarajevo, en septembre 1995, m’avait dit que les services américains avaient la preuve de la collusion de quelques éléments-clefs des forces françaises en Bosnie avec leurs homologues bosno-serbes.

« Se pourrait-il, dis-je , que les Américains se soient méfiés des Français et les aient délibérément tenus dans l’ignorance de l’imminence de l’intervention ? » Izetbegovic ne répond pas. Il me fixe en silence, sourit encore, mais ne répond pas.

« Concernant Chirac, insisté-je, il y a encore une autre question. Je me souviens que, le lendemain matin, jour des frappes, vous l’aviez appelé pour solliciter, dans l’urgence et hors protocole, un second entretien. Vous deviez lui dire votre souhait de voir une division bosniaque libérer, la première, Sarajevo. Vous n’avez jamais dit ni comment s’est passé ce second entretien ni ce qu’il vous a répondu. » Son visage, cette fois, se rembrunit. L’expression de malice cède la place à un bizarre mélange d’amertume et de nostalgie. Il se sert un verre d’eau. Me sert un peu de thé dans la tasse à café microscopique qu’une secrétaire vient d’apporter. Il ôte sa veste, car il fait chaud.

« Je lui ai dit en effet : c’est la division Leclerc qui est entrée la première dans Paris ; de la même façon je voudrais, pour le principe et l’honneur, que nous libérions nous-mêmes notre capitale martyre.

– Et alors ? Comment a-t-il réagi ?

– Il m’a écouté. J’ai senti que je touchais sa fibre gaulliste. Mais ça n’a pas marché. Peut-être n’a-t-il pas eu le poids nécessaire. Peut-être a-t-on jugé que c’était un trop beau cadeau à nous faire. Tout l’effort de l’Occident, pendant la dernière année de cette guerre, a été – j’en ai, aujourd’hui, la conviction – d’empêcher qu’il y ait, en Bosnie, un vainqueur et de faire qu’on arrive à une sorte de match nul. » Izetbegovic se lève. Il va à la fenêtre. Vu de loin, en bras de chemise, le visage mangé par la lumière de cette belle journée d’été, il a une silhouette plus nette, comme stylisée, qui me rappelle, un instant, l’allure du chef de guerre d’autrefois. « Je vais vous donner un autre exemple, reprend-il, la voix lointaine elle aussi, un peu rauque. Ça non plus, je ne l’ai jamais dit. La scène se passe quelques semaines plus tard. Nos armées se rapprochent de Banja Luka, qui est la vraie capitale des Serbes. La défaite de ces terribles milices qui passaient, chez vous, pour invincibles n’est plus qu’une question de jours. Et je me dis que nous allons – autre symbole – pouvoir libérer nous-mêmes les camps de Prjedor et Omarska. Or je reçois un message de Holbrooke. “Vous vous arrêtez, dit-il. Immédiatement. Nous savons que Milosevic a posté une division blindée de l’autre côté de la frontière, aux portes de Brcko, prête à intervenir. Notre avertissement est clair : s’il y a contre-offensive serbe, nous, Américains, ne bougerons pas le petit doigt pour vous défendre.” Je n’avais pas le choix. Je me suis incliné. » Je pense à ces jours où nous étions justement, avec Hertzog, sur les lignes de front, au pied des monts Vlasic. Je pense à ce général bosniaque, chef de la Ve armée, qui disait : « Nous serons à Banja Luka dans trois jours ; rien ni personne ne nous empêchera d’y entrer ; si on nous envoie l’ordre de nous arrêter ? eh bien, on ne répondra pas au téléphone… et l’ordre ne sera pas arrivé… »

« Sur le moment j’ai été furieux, poursuit-il, comme s’il lisait dans mes pensées. On nous arrêtait en plein élan. On nous volait notre victoire. Aujourd’hui, je ne sais plus. Peut-être était-ce plus sage, après tout. Peut-être, si nous étions entrés à Banja Luka, y aurait-il eu des actes de représailles, un bain de sang… » Je pense encore – et, cette fois, je le lui dis – que nous étions nous-mêmes à Donji Vakuf à cette époque ; qu’il y avait là des colonnes de réfugiés serbes, des prisonniers par centaines ; et que nous n’avons rien vu de semblable – une armée bosniaque exemplaire, au contraire, dont on ne pouvait qu’admirer l’extraordinaire retenue… Une ombre, encore, sur son visage. Un moue découragée. Il reprend, toujours debout, mais à voix plus basse, comme s’il craignait d’être entendu. « Je sais. C’était notre politique. Mais nous avions un front de 1 500 kilomètres, ne l’oubliez jamais. Et nous avions, surtout, une armée où on avait admis des gens qui, en temps normal, n’auraient jamais été autorisés à porter une arme. On ne sait jamais, dans ces cas-là. Je suis sincère : on ne peut pas savoir, et moi-même je ne savais pas, comment allaient réagir des jeunes soldats qui ont vu leur famille entière massacrée et qui croient avoir les assassins au bout de leur fusil. J’ai eu peur de cela. Je n’ai pas eu peur des Serbes, vous le savez bien. Ni des obus… »

Image fugitive de lui, les jours de grands bombardements, quand les Sarajeviens devaient descendre dans les caves et que, pour donner l’exemple, il allait se promener, presque sans escorte, coiffé de son béret, sanglé dans la capote kaki qu’il n’a pas quittée pendant cinq ans. « Je n’ai jamais eu peur de Milosevic et Karadzic, non. Mais j’ai eu peur de la vengeance des miens. Et j’ai eu peur, si cela arrivait, de ne pas pouvoir les retenir. Vous vous rappelez le jour, dans l’avion qui nous menait chez le pape, où j’avais appris qu’une compagnie de soldats perdus avait commis des exactions dans un village croate, entre Kopnic et Mostar ? J’ai passé toute la guerre dans la hantise de voir des incidents de ce genre se reproduire. Et c’est vrai, je l’avoue, qu’une partie de moi a été soulagée quand nous a été imposé ce cessez-le-feu, aux portes de Banja Luka. »

On croit rêver. Cet homme avait la victoire au bout de ses canons. Il avait la possibilité d’en finir avec le fascisme serbe et de rétablir la Bosnie. Et il y aurait renoncé par crainte de ses propres soldats ! « Une troisième histoire. Vous ai-je jamais parlé du miracle de Vitez ? Non ? Eh bien voici. Vous allez comprendre. » Le président est revenu s’asseoir. Il voit ma déception. Il sait qu’il est en train d’entamer l’image, à laquelle tiennent tant ses partisans étrangers, de vrai chef de guerre, sans peur, impérieux, haranguant ses soldats dans les tranchées de Grondj et de Stup. Alors, il s’est rassis. Il s’est servi un autre verre d’eau. Et, tout proche à nouveau – voix douce, presque chuchotée, il raconte. « Nous sommes à l’hiver 93-94. C’est le moment le plus noir de l’année la plus noire de la guerre. Nous avons contre nous les Serbes, bien sûr, mais aussi les Croates qui viennent d’entrer dans la guerre et d’ouvrir un second front en Herzégovine. Nos soldats ont froid. Ils ont faim. Toutes nos voies de ravitaillement sont coupées. Moi-même, après que le pont de Mostar a été détruit, le 9 novembre 1993, je suis convaincu que c’est fini, qu’il ne faut plus résister que pour l’honneur et que chaque matin qui se lève risque d’être le dernier. »

Est-ce une illusion ? J’ai eu l’impression qu’il frissonnait. Comme si la seule évocation de ces jours sombres, où tout semblait sans issue, avait encore le pouvoir de le bouleverser. « La seule chose, continue-t-il, c’est que nous conservons un peu de force en Bosnie centrale et que nous parvenons, au prix d’un effort inouï, à faire pression sur Vitez. Le président croate Tudjman, à ce moment-là, s’affole. Il décroche son téléphone. Et, à ma grande surprise, il me dit : “Ne prenez pas Vitez, négocions.” Je n’aurais jamais pensé que la chute de Vitez lui importerait à ce point. Mais je saute sur l’occasion. J’accepte la paix qu’il me propose. Et c’est, comme vous savez, le vrai tournant de la guerre : un front de moins ; des lignes d’approvisionnement rouvertes ; une armée bosniaque qui reprend l’initiative ; bref, l’espoir qui revient. Seulement voilà… » Il lève le doigt. Arque le sourcil. On sent le bon conteur qui ménage ses effets. Il a surtout ce que, pendant la guerre, dans les interminables discussions où je lui reprochais son goût de la négociation et du compromis, j’appelais, pour rire, sa « tête d’avocat ». « Seulement, voilà. La seule chose que le président Tudjman ignorait, le détail qui lui avait échappé et qui, s’il avait su, aurait évidemment tout changé, c’est que, pour la même raison toujours, parce qu’il y avait dix mille ou vingt mille civils enfermés dans la ville et que j’avais bien trop peur que mes soldats se conduisent mal et soient tentés par la vengeance, la seule chose, dis-je, qu’il ignorait c’est que je ne serais jamais entré dans Vitez. »

Il semble s’excuser, maintenant. Ce n’est plus sa tête d’avocat, mais son autre air des mauvais jours : son « air Blum », comme nous disions aussi – douloureux, désolé, accablé par le poids de contradictions insolubles et secrètes. « C’est le plus grand coup de poker de ces années. C’est un coup de bluff militaire comme il y en a peu. Si Tudjman n’avait pas craqué, c’est moi qui aurais lâché prise, et la Bosnie aurait perdu la guerre… »

Grandeur et limites d’Izetbegovic

C’est cet homme-là que j’ai aimé. C’est cette humanité, cette bonté, cette douceur, cette façon, comme disait Malraux, de faire la guerre sans l’aimer et de la gagner quand même, c’est ce scrupule, qui m’ont, dès le premier jour, attaché à cet anti-guerrier. Mais ne touche-t-on pas là, en même temps, la faille du personnage ? N’est-il pas, ce scrupule, l’exacte mesure de ce qui l’a empêché de tenir tête à ses tuteurs et, ce faisant, d’atteindre sa vraie grandeur et de transformer sa vie en destin ? « Revenons à Banja Luka, lui dis-je. De Gaulle aussi, en 1944, a vu les Américains tenter de lui imposer leur loi. Mais il est passé outre. Il a lancé sa deuxième DB sur Paris. Et les Américains se sont inclinés.

– Arrêtez avec votre de Gaulle, me répond-il, nuance de coquetterie dans la voix. Déjà, pendant la guerre, vous me parliez tout le temps de de Gaulle… » Puis, comme s’il changeait d’avis et choisissait de prendre, finalement, le bénéfice de la comparaison : « J’ai lu les Mémoires de guerre, notez bien. Vous me les avez envoyés, je les ai lus. Et c’est vrai qu’il y a des points communs. Mon pays est plus petit, certes. Mais il y a des choses du destin français qui se sont répétées en Bosnie. Comme moi, de Gaulle a reçu l’aide des autres. Comme moi, il avait des alliés très puissants qui l’aidaient sans vraiment l’aider. Sa supériorité c’est qu’il avait plus de moyens et que, surtout, il disposait des colonies. Ma force, c’est que j’avais plus d’influence dans mon pays que lui dans le sien. Et j’avais des zones entières qui étaient restées libres, vraiment libres… » Et puis enfin, se redressant, toute coquetterie bue et sur un ton d’éloquence triste, mais raide, et rétrospectivement indignée : « D’autant qu’il y a un cas où j’ai dit non. C’était le 20 novembre au soir, veille de la signature des accords de paix de Dayton. Il est 23 heures. Je reçois un ultimatum de Warren Christopher. “Il faut que vous rendiez Brcko aux Serbes. Ainsi que 1,5 % de territoire occupé par vos armées.” Et il ajoute : “Je veux votre réponse dans une heure ; sinon, on arrête tout, on rompt les négociations et la guerre recommencera.” Alors, avec mes collaborateurs, on se met à la recherche des 1,5 %. Un petit bout par-ci. Un petit bout par-là. Je me fais l’effet d’un pâtissier qui fabrique un gâteau. Mais, pour Brcko, je dis : “Ça, non, il est hors de question que je le rende ; on a déjà cédé sur Zepa, Srebrenica, Visograd, Foca ; on ne va pas, en plus, céder sur Brcko.” »

Se rend-il compte de ce qu’il dit ? Quel que fût le caractère stratégique de ce fameux corridor de Brcko qui relie la Serbie à la Bosnie de Karadzic, prend-il bien la mesure de la disproportion entre les compromis innombrables que lui imposèrent les Occidentaux et cette humble bataille diplomatique qu’il a, en effet, fini par gagner ? « Donc, je tiens bon. Et comme l’inévitable Holbrooke me dit que, dans ce cas, les Américains se retirent du processus, je dis “Tant pis”, je demande à mes gens de préparer leurs bagages et je vais me coucher, convaincu que c’est fini et que, le lendemain, on rentre à la maison. Le lendemain, très tôt, on frappe à ma porte. C’est Christopher qui est là, avec Holbrooke. Ils viennent me dire qu’ils sont d’accord pour laisser la question Brcko à plus tard. Voilà. Cette fois-là, j’ai tenu bon. Et j’ai gagné. Pour le reste… » La voix, de nouveau, s’assombrit. Le regard se voile, à la fois fixe et inquiet. On entend, dans le lointain, le chant du muezzin. « Pour le reste, je vais vous donner un seul exemple, presque un symbole. Vous connaissez Bosanski Samac ? C’est mon village natal, près de Konic, au confluent des deux rivières Sava et Bosna – je me souviens que, de la fenêtre de ma chambre d’enfant, je voyais le confluent des deux rivières bosniaques. Mes ancêtres sont enterrés là. J’avais des cousins qui, avant la guerre, y avaient des maisons. Or, aujourd’hui, avec le découpage qui nous a été imposé, ce village, dont la population, dans son immense majorité, a toujours été musulmane, se trouve en Republika Sprska. » Izetbegovic, cette fois, se tait. La tête penchée en arrière, un sourire vaincu sur les lèvres, il paraît perdu dans ses souvenirs et se tait. C’est moi qui reprends.

« Quand vous repensez à ces années, à ces gens qui vous ont menti ou sacrifié, à Mitterrand, à Bush, à l’Anglais John Major, quel est votre état d’esprit ?

– Oh ! fait-il, avec un geste fataliste…

– Vous leur en voulez encore ? Vous pardonnez ? Il tourne la tête. Mais le visage semble, toujours, ailleurs.

– Le temps fait son travail, bien sûr. Mais ce n’est jamais avec plaisir que je repense à ces messieurs.

– Et, en même temps, vous n’aviez pas que des ennemis, n’est-ce pas ? Il y a aussi eu des gens, des tas de gens, qui vous ont soutenu…

– Pas des tas, non. Quelques-uns. Kohl, peut-être. Vaclav Havel. Et puis, à la dernière minute, mais à la dernière minute seulement, le président Chirac.

– Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec lui ? Il était encore à l’Hôtel-de-Ville. Et il se fichait tellement de la Bosnie qu’il avait demandé : “Dites-moi, monsieur le président, est-ce que les Bosniaques et les Serbes parlent la même langue ?” » Le souvenir le déride. Une lueur espiègle lui revient à la pensée de ce grand Chirac, encombré de lui-même autant que de cet obscur président balkanique qu’il voit débarquer, tout à coup, dans son emploi du temps de maire de Paris.

« J’ai une hypothèse sur le revirement de Chirac, dit-il. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris. Mais, quand on s’est revus, deux ans plus tard, à l’Élysée, je crois bien qu’il m’a dit : “J’ai été artilleur dans ma jeunesse et j’en ai toujours gardé un faible pour l’armée en général et les artilleurs en particulier.” Est-ce qu’il est vraisemblable qu’il m’ait dit ça ?

– Oui, bien entendu.

– Alors, mon idée c’est qu’il n’a pas supporté de voir son armée humiliée. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est le spectacle des soldats de la Forpronu pris en otage, attachés à des poteaux, humiliés. “Les Serbes me le paieront, m’a-t-il dit ce jour-là ! Nous avons sur Igman des canons de 155, très précis, c’est ce que nous avons de meilleur à part la bombe atomique, les Serbes vont s’en apercevoir !” Et c’est vrai que, en septembre, ce sont ces canons français, ceux-là mêmes dont il m’avait parlé, qui ont pilonné les lignes serbes… – Et Mitterrand ? Avez-vous une hypothèse sur François Mitterrand ? Vous l’avez, lui, souvent vu. Il a été, depuis le premier jour, l’un des acteurs principaux du drame. Je me suis toujours demandé si vous aviez tout de suite compris, ou non, qu’il était votre adversaire. »

Il réfléchit encore. Il a ce petit mouvement de la lèvre, plusieurs fois répété, comme s’il suçait ses mots avant de les donner, qui a toujours été signe, chez lui, d’extrême perplexité.

« C’est compliqué, Mitterrand. L’homme était si retors. Si profondément ambigu. Il travaillait à notre perte et pourtant, quand je le voyais, il était l’amabilité même. Mais enfin… » Il hésite, oui. On sent qu’il cherche, et qu’il veut bien peser, ses mots. « Il y a une date, peut-être. Il y a un jour où j’ai ressenti un malaise. C’était pendant le voyage-surprise à Sarajevo de juin 1992. Beau geste, évidemment ! Et qui a eu l’immense mérite, sur le coup, d’interrompre les bombardements ! Mais il y a eu ce moment, dans les salons de la présidence, où, en réponse à notre décision de le faire citoyen d’honneur de la ville, il s’est exclamé, pointant l’index : “Attention, hein, je vais pouvoir voter maintenant…” Sous- entendu, bien sûr : “Je vais pouvoir voter contre vous.” C’était dit sur le mode de la plaisanterie. Mais il y avait, dans le ton, une menace voilée qui m’a glacé. » Je revois Izetbegovic et Mitterrand dans les rues pavoisées de Sarajevo. Je les revois face à face, quelques semaines plus tard, à l’Élysée : cette étrange ressemblance physique, cette méfiance entre les deux, l’agacement de Mitterrand, son impatience. Je revois les images surtout, retrouvées trop tard pour pouvoir les monter dans mon film, du président français qui, sa fameuse visite finie, à l’heure de redécoller vers Paris, se laisse accueillir par Karadzic à l’aéroport de la ville assiégée.

« J’insiste, lui dis-je. Quand vous repensez à tout cela, quand vous faites le bilan de toutes ces trahisons, quel est le sentiment qui domine : la tristesse ? la colère ? un mélange des deux ? autre chose ? – La colère, oui. Et aussi une grande amertume. Il y a une chose, par exemple… Je ne sais pas si je dois le raconter… » Il cherche le regard de Kemal Muftic, le conseiller spécial, l’homme de tous les secrets, qui est là depuis le début de l’entretien et dont le visage reste, comme à l’accoutumée, impénétrable.

« Oh, après tout… N’ai-je pas dit que j’écrivais mes Mémoires et que le temps était venu de tout dire – la face noire des choses comme leur face lumineuse ? » Il se sert à nouveau un verre d’eau.

« Vous vous souvenez quand vous m’interrogiez sur nos sources d’approvisionnement en armes ? Et l’histoire du petit avion, maquillé aux couleurs de l’ONU, que nous avions fait atterrir sur l’aéroport de Tuzla ? Eh bien, je peux le dire, maintenant. Il y en a eu d’autres, des petits avions. Beaucoup d’autres. Mais ces armes, contrairement à ce que nous vous disions à l’époque, n’étaient pas toutes financées par de l’argent américain. Elles venaient souvent des pays musulmans : Turquie, Emirats, et aussi, parfois, l’Iran . »

Je suis surpris, bien entendu, de l’entendre confirmer pour la première fois ce secret de polichinelle. Et je ne vois que trop bien, surtout, l’usage que les ennemis de la Bosnie feront de l’information. Quoi ? C’était ça, votre Bosnie citoyenne ? Ça, votre islam libéral, démocrate, multi-ethnique, etc ? « Rassurez-vous, reprend-il avec un drôle de sourire canaille que je ne lui avais jamais vu, je ne leur ai pris que les armes. » Puis, plus grave : « Les Occidentaux n’ont rien compris à cette guerre. Nous sommes des musulmans d’Europe. Nous sommes aussi attachés que vous aux valeurs morales de l’Europe. L’idée bosniaque elle-même était, et reste, une idée européenne. Or on aurait dit, avec votre embargo, que vous vouliez nous jeter dans les bras de vos pires ennemis ! » Nous parlons de l’idée bosniaque. Nous parlons de cet idéal pour lequel tant de gens, partout dans le monde, se sont battus. Nous parlons – et je sens bien qu’il est sincère, qu’il y croit – de l’idée yougoslave qui est morte, de l’idée grand-serbe qui mourra et de cette idée bosniaque qui, elle, à cause du passeport commun, de la monnaie unique pour les trois entités, à cause aussi des frontières intérieures qui commencent à tomber et de la circulation de plus en plus libre entre les trois zones, est en train de ressusciter.

« Malgré Dayton ?

– Malgré Dayton.

– Malgré la partition de fait ? l’institutionnalisation de la Republika Sprska ?

– Malgré la partition, oui. Ou peut-être, d’une certaine façon, à cause d’elle. Car, d’abord, la Republika Sprska ne vivra pas. Et puis, n’oubliez pas ce que je viens de vous dire : un geste de vengeance, un seul, et c’en était fini de l’idée bosniaque, alors que là… » Il répète : « Là, je ne sais pas… »

Puis, en français – la première fois depuis le début de l’entretien : « Il y a une chance de réconciliation. » Survient alors Osman, son garde du corps de toujours, qui est, comme autrefois, le seul à pouvoir entrer dans le bureau sans frapper et qui vient régler les derniers détails du déplacement à Srebrenica prévu pour le lendemain : problèmes de sécurité, semble-t-il ; routes bloquées ; la SFOR qui craint que ce voyage ne soit perçu par les paysans serbes, sur le chemin, comme une provocation. N’est-ce pas l’exact démenti de ce qu’il est en train de dire ? Et comment ne comprend-il pas que cette image d’un président empêché de voyager à l’intérieur de son propre pays est la preuve même de ce qui sépare l’idée bosniaque de son rétablissement véritable ? « Il y a deux problèmes majeurs, reprend-il, tandis qu’Osman s’éloigne pour téléphoner. Il reste deux conditions au rétablissement plein et entier de la Bosnie. La question des réfugiés, d’abord. C’est notre affaire à nous Bosniaques, évidemment. C’est à nous de faire bouger ces gens qui occupent des maisons qui ne sont pas les leurs mais qui, sous prétexte qu’ils sont des anciens combattants, ou qu’on leur a volé ou détruit leur propre maison, estiment qu’ils ont des droits. Mais c’est aussi votre affaire. Car il faudrait que vous mettiez fin, une bonne fois, à vos ambiguïtés sur la question. Votre conviction n’est- elle pas, en Europe, que c’est le mélange des populations qui a été à l’origine de l’explosion ? » Osman revient. Les nouvelles sont encore plus mauvaises. Il y a des menaces de manifestations serbes sur le parcours du convoi présidentiel. La SFOR propose deux places dans un hélicoptère.

« Et puis il y a un deuxième problème, plus important encore et dont la solution est, pour le coup, entièrement entre vos mains. Ce problème c’est celui de la justice, c’est-à-dire de Mladic et Karadzic. Le Tribunal pénal international de La Haye les a inculpés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Seul un vrai procès de ces malfaiteurs – comme, d’ailleurs, de Milosevic – permettrait au peuple serbe de se réveiller. Or parce qu’ils sont prisonniers de leur option zéro morts et que capturer Mladic et Karadzic ferait forcément des morts, le Pentagone, donc la SFOR, ne fait rien.

– Sait-on seulement où ils sont ?

– Bien entendu.

– En Bosnie, encore ?

— Mladic non. Karadzic oui. Karadzic est ici, oui, tout près, à une vingtaine de kilomètres de nous, peut-être trente… » Osman est revenu. Il vient le chercher pour l’emmener à son prochain rendez-vous — un discours qu’il doit prononcer devant des réfugiés bosniaques.

« Je ne vous en dirai pas plus, conclut-il en me raccompagnant jusqu’à la porte. C’est à vous de jouer, maintenant. Il ne tient qu’à vous, à vos gouvernements, à l’ONU, que justice soit enfin faite et que, donc, la Bosnie revive. » Ce seront ses derniers mots.

C’est aussi la dernière fois, je le sais, que je le verrai ici, dans ce vieux palais austro-hongrois qui incarne à jamais, pour moi, les mille deux cents jours d’un siège atroce, sans précédent depuis cinquante ans, et dont ni la Bosnie ni l’Europe ne sont près de se remettre. Perdu dans mes pensées, la tête déjà pleine des mille questions que je n’ai pas posées et que je ne poserai sans doute jamais, je prends machinalement le chemin, non de l’escalier d’honneur réservé aux visiteurs, mais de la petite entrée de service, à l’arrière du bâtiment, par laquelle j’étais arrivé, la toute première fois, au début de cette aventure, par un matin sanglant de juin 1992.

Je revois les sacs de sable, devant la porte. Les sentinelles affolées. Les longs couloirs sans lumière. Kemal, jeune, venant à la rencontre des premiers Français non journalistes à avoir tenté le voyage. Le désordre, partout. Les cris. La bousculade. L’attente, dans l’antichambre bondée de soldats en armes. Et puis la porte qui s’ouvre – et un petit homme modeste, très calme, étrangement sourd à la clameur ambiante et qui, à contrecœur, s’apprête à entrer dans l’Histoire.

PS : Entre la date de cette conversation et celle de sa publication, les événements de sont précipités en ex-Yougoslavie. Aussi suis-je revenu vers le président bosniaque pour lui demander ce que lui inspirait le fait de quitter finalement la scène, à huit jours près, en même temps que son bourreau, Slobodan Milosevic. A cette toute dernière question, il m’a répondu ceci : J’ai toujours eu le secret espoir de partir après Tudjman et Milosevic ; reconnaissez que, sur ce point, j’ai gagné mon pari ; il était moins une, mais enfin je l’ai gagné ; c’est, peut-être, un symbole.


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