Les jeux Olympiques, nous disait-on, auront pour effet mécanique d’ouvrir la Chine au monde et, donc, à la démocratie – les Chinois, sachant qu’ils seront observés, scrutés comme ils ne l’ont jamais été, auront à cœur d’offrir une image décente d’eux-mêmes et de leur régime.

La vérité oblige à dire que c’est très exactement l’inverse qui s’est, pour le moment, produit.

On a expulsé des villes les pauvres et les improductifs.

Accéléré la destruction des hutongs, les quartiers populaires du centre de Pékin.

On a, de la sorte, multiplié le nombre des sans-abris qui, s’entassant dans des bidonvilles sans que soit engagée de vraie politique de relogement, ont accentué le phénomène de misère urbaine, d’insalubrité, contre lequel on prétendait lutter.

On a emprisonné, souvent sans procès, des milliers de possibles dissidents.

On a, aux termes de l’article 306 du Code pénal de 1997 permettant d’incarcérer n’importe quel avocat suspecté de « manipuler ou de détruire des preuves », arrêté, kidnappé, mis hors d’état de nuire, les plus courageux de leurs défenseurs.

On a fait le ménage dans la presse.

Acheté au français Thales des antennes paraboliques permettant de renforcer la grande muraille des ondes qui brouille les émissions en chinois des radios anglo-saxonnes.

Les émeutes se sont multipliées dans les campagnes, sans que la presse locale s’en fasse l’écho.

Le rythme des exécutions capitales ne semble pas avoir faibli – sans que cela choque outre mesure une presse internationale qui, elle, est pourtant libre d’écrire ce que bon lui semble.

On ne pratique pas moins qu’avant le trafic d’organes prélevés sur les corps des suppliciés.

Il ne reste, dans l’ensemble du pays, pas moins de camps de travail répertoriés par la Laogai Research Foundation.

Bref l’effet « ravalement de façade » n’a eu, soit aucune portée, soit pour unique résultat concret d’intensifier, au contraire, les violations des droits de l’homme.

Et voilà qu’au Tibet s’est déclenchée la répression la plus brutale que la « Région autonome » ait connue depuis celle que mena, il y a dix-huit ans, quelques mois après Tiananmen, l’actuel président chinois, Hu Jintao, qui gagna là sa réputation d’homme de fer et ses galons dans le Parti.

Quelles sont les circonstances exactes de cette répression nouvelle ?

Et quel crédit faut-il accorder à la logorrhée officielle sur le « sécessionnisme » tibétain et la volonté de ses chefs spirituels d’utiliser la caisse de résonance de la période préolympique pour faire entendre, enfin, leur voix ?

À la limite, peu importe.

Car ce qui importe c’est que, comme il y a dix-huit ans, on a froidement tiré sur la foule.

Ce qui importe c’est que la capitale, Lhassa, est, à l’heure où j’écris, transformée en zone de guerre, quadrillée par des forces de police et des blindés, coupée du monde.

Et ce qui importe c’est que les Chinois ont montré, en la circonstance, leur indifférence souveraine aux états d’âme d’un Occident qu’ils méprisent – ce qui importe c’est qu’instruits de notre pusillanimité au plus fort des massacres du Darfour et des violences en Birmanie, ils ont compris, ou cru comprendre, que nous ne bougerions pas davantage s’ils mettaient le Tibet à feu et à sang.

Face à un tel cynisme, je persiste à penser qu’il est encore temps de tenir le langage de fermeté qu’ils nous pensent trop lâches – ou, peut-être, trop dépendants d’eux – pour oser articuler.

Je persiste à dire qu’il n’est pas trop tard pour utiliser l’arme des Jeux afin d’exiger d’eux, au minimum, qu’ils arrêtent de tuer et appliquent à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les dispositions de la Constitution sur l’autonomie régionale tibétaine.

Pékin ne cédera pas ? les boycotts, d’une manière générale, ne marchent jamais ? Allons, cher Robert Badinter. On ne sait jamais tant qu’on n’a pas essayé. Nous n’avons rien à perdre si nous essayons – et les peuples chinois et tibétain ont, eux, tant à gagner !

On ne mélange pas sport et politique ? On ne prive pas le monde de cette grande réjouissance que sont les Jeux ? D’accord, amis sportifs. Mais ne renversons pas les rôles. Ce sont les Chinois qui gâchent la fête. Ce sont eux qui bafouent les principes de l’olympisme. Ce sont eux qui font que la flamme qui, dans les jours prochains, sera hissée sur l’Everest passera littéralement sur les corps d’hommes de prière et de paix assassinés. Et c’est à cause d’eux, enfin, c’est à cause des bouchers de Tiananmen et, maintenant, du Tibet, qu’en août prochain, quand vous disputerez vos médailles à des athlètes anabolisés, transfusés, transformés en quasi-robots, vous aurez à courir, lutter, défiler, dans des stades tachés de sang.

Il est encore temps de sauver, et le sport, et l’honneur, et des vies.

Il est encore temps, en prenant le risque, comme vient de le faire Barack Obama, d’évoquer la possibilité, juste la possibilité, du boycott, de dire à la fois oui à l’idéal olympique et non aux Jeux de la honte.

Il est minuit moins cinq, là aussi.


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