Pourquoi revenir encore sur le massacre de Sabra et de Chatila. Il y a les morts, d’abord, bien sûr, dont la voix s’égare si vite et qui, dans le grand brouhaha de nos parisiennes polémiques, ont cessé depuis longtemps d’intéresser les belles âmes. Il y a les coupables ensuite, assassins sans nom ni visage, dont la trace s’efface elle aussi et qui continuent de courir, eux, dans une étrange indifférence. Il y a le complice encore, je veux dire Israël, accusé parfait, bouc émissaire éternel, si commode, n’est-ce pas, pour cristalliser sur son nom l’entier faix de l’horreur… Cela a été dit. Bien dit. Et si je reprends la plume aujourd’hui, c’est que je voudrais, cette fois, tenter d’aller au-delà : aux sources de ce malaise diffus qui étreint depuis huit jours le cœur des amis d’Israël.

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La culpabilité de l’Etat juif ne serait qu’indirecte ? Sa faute, vénielle au regard de celle des Libanais qui ont, eux, concrètement versé le sang ? Et infime même, quand on y pense, le nombre des victimes comparé aux milliers, aux millions d’autres assassinées par les nations qui accablent Menahem Begin ? Cela est vrai, bien sûr. Logiquement, c’est indubitable. Politiquement, c’est imparable. Le malheur c’est que, moralement, l’argument n’a pas de sens. Et qu’il y a dans l’idée, dans le principe même de la comparaison quelque chose qui, pour un juif, est presque scandaleux. Quoi ! Israël mesuré à l’aune des assassins ! Tous les cimetières du siècle requis pour le juger ! Tant et tant d’ossuaires nécessaires à son innocence ! Étranges circonstances atténuantes qui ne font, en vérité, qu’accabler le prévenu. Et qui le placent dans cette position bien singulière, si l’on y songe, où il ne faut rien moins que le crime des Gentils pour blanchir et effacer le péché d’Israël…

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Entendons-nous. Je sais qu’Israël est lui aussi un Etat, et je sais la froide, la terrible logique des Etats. Mais enfin, il n’empêche… Oui, il n’empêche que nous savons aussi ce qui distingue cet Etat. Ce qui le rend si singulier, si profondément exorbitant aux schémas traditionnels de la conception politique du monde. Ce qui, jusqu’à aujourd’hui, et depuis trente-trois ans maintenant, y figurait comme un sanctuaire béni face aux barbaries du temps. Israël, c’est certain, n’est pas un Etat ordinaire. Il ne peut ni ne doit se réduire à cet ordinaire. Quelque chose s’y joue, s’y est joué naguère, s’y jouera sans doute encore, qui fait de lui, qu’on le veuille ou non, un reste inassimilé par la mécanique des nations. Et si nous avons été si nombreux, après l’horrible massacre, à ne pas vouloir croire, à ne pas vouloir voir, à fermer obstinément les yeux sur l’évidence, de plus en plus criante, de sa part de responsabilité, c’est bien pour cette raison : il y avait quelque chose d’inconcevable dans le spectacle d’un Etat juif venant reprendre sa place, ô certes modeste encore, dans ce que Kafka appelait « le rang des meurtriers ».

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Illusion ? Naïveté ? Absurde superstition ? Je veux bien. Mais il faut admettre alors qu’elle a l’âge, cette illusion, d’un certain Abraham que la Bible nommait « hébreu » parce que capable, disait-elle, « de se tenir seul d’un seul côté ». Mais il faut convenir qu’elle fait corps, la naïveté, avec cette Bible tout entière acharnée, redisons-le, à conter le mystère d’une nation qui ne devra pas « se confondre au nombre des nations ». Mais il faut ajouter qu’elle est commune, la superstition, à tous ces philosophes qui, tel Martin Buber, ont voué leur vie à prouver que « rien d’autre qu’une force spirituelle ne peut y tenir tête aux forces du siècle ». Mais il faut oublier tous les autres, qui, comme Lévinas, ont médité l’énigme de cette région du monde qui est aussi, surtout, la plus radieuse, la plus lumineuse des régions de l’Être. Bref, il faudra consentir à dire qu’Israël est dirigé par des hommes qui tournent présentement le dos aux plus hautes, aux plus saintes valeurs du mémorial du peuple juif.

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Concrètement ? Concrètement, on pourrait, bien entendu, détailler à l’infini. Condamner le style de tel ministre dont le comportement ressemble de plus en plus, c’est vrai, à celui d’un César hébreu. Dénoncer ces germes de racisme insinués au cœur d’un appareil d’Etat qui en fut, jusqu’ici, indemne. S’étonner surtout, peut- être, que les tombeurs d’Arafat n’aient pas de solution, de stratégie alternative à proposer aux Palestiniens. Car l’essentiel, de fait, est là : on peut se féliciter de l’opération dite « Paix en Galilée » ; on peut se réjouir, comme je l’ai fait, de la déroute militaire des chefs de l’O.L.P. ; mais ce qu’on ne peut admettre, en revanche, c’est qu’une victoire militaire soit le fin mot d’une politique. C’est qu’il n’y ait plus de politique du tout quand s’arrête la machine de guerre. C’est qu’aucune voix officielle ne s’élève pour couvrir l’équivoque silence que font les canons en se taisant. La faute de Begin ? Je crois que cet homme d’Etat juif a désespéré de la parole juive. Que cet homme pétri de culture, de religiosité bibliques a paradoxalement perdu confiance dans la sainte langue de sa mémoire. Et que c’est la raison pour laquelle il est probablement sourd et aveugle à ce que j’appellerais volontiers les enjeux spirituels de son époque.

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Je dis bien spirituels. Car de quoi s’agit-il d’autre dans cet effroyable imbroglio qu’est la crise au Proche-Orient ? Comment qualifier autrement ce conflit sans merci ni pitié entre des communautés qu’oppose la plus implacable guerre de religion ? Comment ne pas songer à une obscure ruse du Malin, du Diable ou, comme on voudra, de l’Histoire face au paradoxe d’un Etat qui n’a résorbé une diaspora que pour être accusé d’en générer une autre ? Je crois qu’on n’entend rien à cet enchevêtrement de haines et de délires croisés si l’on s’obstine à les réduire à leur seule dimension politique. Je dis que l’on ne saura pas les dénouer tant que l’on ne tâchera pas d’y entendre l’écho, même assourdi, d’affrontements ontologiques beaucoup plus fondamentaux. Je prétends, si l’on préfère, que la paix au Proche-Orient ne se fera pas en termes politiques, en langage diplomatique, à coups de concessions, à force de négociations, au rythme de petits pas, mais par des gestes plus décisifs qui déchireront, en sa trame même, un obscur tissu théologique. Anouar el-Sadate l’avait compris, dont la démarche tirait de là toute sa force de subversion. Menahem Begin ne l’a pas compris, dont les fautes politiques ne sont peut-être rien, en ce sens, que l’autre visage d’un égarement métaphysique.

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Il serait absurde, bien entendu, de faire grief à Begin de n’être pas Sadate. Mais ce qu’on peut lui reprocher, en revanche, c’est de se tenir en retrait des positions tenues par sa propre société civile. Car écoutez donc ! Entendez cet extraordinaire discours ! Oui, bien sûr, disent-ils en substance, la création d’un Etat palestinien serait peut-être militairement une erreur. Stratégiquement une folie. Politiquement une absurdité. Géopolitiquement une possible catastrophe. Et elle irait à rebours, c’est encore plausible, de toutes les plus sûres et plus avérées raisons du monde. Mais il reste pourtant, malgré tout, en dépit de toutes les raisons et de toutes les sagesses du monde, qu’il n’est point d’autre issue. Point d’autre solution. Point de recours hors cet insensé, infondable, mais glorieux pari éthique… On a eu raison de souligner la merveilleuse vitalité de la démocratie israélienne. On devrait admirer tout autant le non moins admirable miracle de ces hommes qui, depuis la rue, renouent de la sorte avec les plus sublimes leçons bibliques. Car l’honneur est là. L’espoir aussi… Et la seule réplique réelle à des princes dont le vrai crime aura été de donner corps à l’antique semonce prophétique menaçant Israël, déjà, de devenir un jour une nation semblable, pour son malheur, aux autres nations du monde.


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