Le premier roman de Bernard-Henri Lévy, Le Diable en tête, fait partie de la liste du prix Goncourt (résultat le 12 novembre). Normal, depuis sa sortie de Normale Sup, le beau gosse trace comme un météore : look glamour, chantre de la nouvelle philosophie, homme d’action, écrivain engagé… Surprenant, car les « vieux croûtons » du prix Goncourt apprécient rarement les jeunes romanciers.

Qu’on se rassure, le BHL n’est pas une grande surface du concept philo, ni un essai dialectique costumé en roman. Plutôt un thriller : sexe, mort et rebondissements à la clé. Mais Bernard-Henri Lévy joue la difficulté et conjugue les genres : journal, dialogue, lettres, témoignage, confession. Cinq parties, cinq personnages, cinq variations autour d’une figure centrale : Benjamin C., looser. Un roman cubiste !

« J’ai écrit un roman par désir de raconter, d’être lu par tout le monde. Le choix de la structure ne m’est pas immédiatement apparu, mais il répond à un fantasme présent chez beaucoup d’écrivains. En tout cas chez moi. Je voulais que ce roman embrasse la totalité de notre époque, qu’il ait plusieurs points de vue, mais aussi qu’il mêle tous les genres littéraires, journal, lettres, forme du roman lyrique et romantique… C’est le choix de Musil, de Broch, de Mallarmé s’il avait écrit des romans : rassembler dans un même parallélépipède tous ces genres… J’ai subi l’influence des romanciers américains qui nous ont sortis de la narration classique. »

Depuis qu’il travaille comme directeur littéraire chez Grasset, Bernard-Henri Lévy est très courtisé. Pas un des grands éditeurs parisiens qui ne lui ait proposé des ponts d’or. Mais on ne l’achète pas, même pour dix briques par mois. Il concède, d’ailleurs, ne pas vivre de son salaire, mais de ses droits d’auteur. Il est traduit dans la plupart des pays : États-Unis, Japon, Espagne, Italie, Allemagne, Israël, Portugal, Grèce… Un confort salutaire, quand on écrit, comme lui, dans les palaces.

« Je n’écris pas dans les cafés, mais dans les hôtels. Ceux du monde entier. À Paris, une chambre de l’hôtel du Pont-Royal, la 812, parce qu’elle donne sur les toits et que sa terrasse domine la ville, ou celle de l’hôtel George V, la 911. À quel prix ? Je n’y suis pas retourné depuis longtemps ; je pense autour de 4000 francs ; en ce moment j’écris à l’hôtel Meurice… Je suis, comme disait Aragon dans son plus beau livre, je suis un paysan de Paris. Mon périmètre va du jardin du Luxembourg, où j’habite, à la rue des Saints-Pères, où nous sommes (chez Grasset) ou au Récamier (rue de Sèvres) où je déjeune souvent. L’après-midi, le Twickenham, sinon le Flore, la rue Madame… »

Je cille. Comment un jeune homme moderne comme lui peut-il voisiner avec les troupeaux de m’as-tu-vu qui « broutent » à Saint-Germain-des-Près ? Ses heures de gloire sont si lointaines.

« Les gens passent leur temps à dire que c’était mieux avant. Mais Saint-Germain était beaucoup plus m’as-tu-vu dans les années 50 et je crois, au contraire, que le bouillonnement d’idées est beaucoup plus important aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Nous vivons une période d’effervescence qui tourne autour de quatre maisons d’édition, qui, comme par hasard, se situent dans le périmètre dont nous parlons. »

Bon, d’accord. Admettons. La concentration intellectuelle Montmartre années 30, Montparnasse avant-guerre, Saint-Germain… c’est tout de même « typical french » non ? Il ramène, de ses deux mains, ses cheveux en arrière.

« Je crois que c’est vrai partout. À Rome, les intellectuels ne se réunissent que dans trois restaurants. À New York, on les trouve entre quatre rues et deux avenues. À Jérusalem, ils se rassemblent dans la même rue. C’est vrai partout mais plus accentué en France parce qu’il n’y a pas de vie intellectuelle en province. En Italie, il y a Rome, mais aussi Florence, Milan Venise… Aux États-Unis, New York et la côte Ouest, en Israël, Jérusalem et Tel-Aviv… La France est le pays au monde où le mot capitale a le plus de poids, dans tous les sens. »

Ne sommes-nous pas malgré tout en passe d’être colonisés par les États-Unis ? Paris, un faubourg de New York ?

« Non, au contraire. La forme culturelle, le “way of life” de Paris sont irremplaçables. Cinéma, haute couture, mouvements d’idées, bouffe, publicité… Paris est la capitale où les pubs sont les plus recherchées, les plus sophistiquées. La pub est un bon indice de civilisation. Parce que c’est une forme de gratuité qui transporte des mythologies. Parce qu’une société qui a du fric et du temps à perdre a une espèce de surabondance d’être. Parce que dans les régimes totalitaires, ou en passe de le devenir, le discours publicitaire s’aplatit, devient réaliste et socialiste… Ce qui n’empêche pas le grand cinéma et la grande peinture du moment d’être américains.

Mes peintres ? Mondrian, Malevitch, les abstraits, malgré le retour au figuratif qui m’inquiète un peu. Je le considère comme une régression. Le concret, le bon sens, la haine de l’intellectuel, le refus des médiations, la haine de la presse… Bref, le retour au bon sens poujadiste français, qui affirme que les intellectuels nous ont terrorisés depuis vingt, trente ou quarante ans et que ce sont des “enculeurs de mouches”. Le mépris de l’abstraction, l’appel du réel, sont des mauvais souvenirs, des feux de détresse sur nos tableaux de bord. Cette offensive, cette agression de la figuration n’augure rien de bon par rapport aux avancées de l’art moderne depuis trente ans ; depuis Mondrian, Klee, Pollock… »

Bernard-Henri Lévy caresse sa barbe naissante. Juste le temps de traverser la rue des Saints-Pères, et nous sommes au Twickenham, son bar, son QG. Son rasoir, aussi. Un aller et retour aux toilettes, le revoilà frais, l’œil noir, rasé de près.

« Mes projets ? Des projets d’écriture. Je ne dis jamais sur quoi je travaille. Par pudeur. Par superstition… Calcul tactique. »


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