1. La joie. L’émerveillement. Ce moment, toujours sidérant, où un pouvoir que l’on croyait éternel vacille, se fissure, s’effondre comme un château de sable. Si l’armée a précipité les choses ? Si le général Rachid Ammar n’aurait pas, un peu, poussé Ben Ali dans l’avion ? Sans doute. Mais ce n’était même plus la peine. Car vous pouvez avoir les meilleurs généraux du monde. La police la plus cruelle ou, comme dirait Mme Alliot-Marie, la plus performante de la planète. Il n’y a pas un État qui fasse le poids face à un peuple qui, un beau matin, en solidarité avec un petit marchand de Sidi Bouzid qui s’immole par le feu, décide que c’est assez. Courage. Puissance de la grandeur et de l’héroïsme. Les tyrans, une fois de plus, n’étaient forts que de la faiblesse des tyrannisés. Il n’y a pas un despotisme – nous le savions depuis La Boétie, mais les Tunisiens nous le rappellent – qui tienne face à un peuple qui n’a plus peur. Vingt-trois jours de manifestations pour vingt-trois ans de terreur : ce n’est pas, comme on l’a dit, un miracle ; c’est logique ; c’est mécanique ; c’est beau comme la plus pure, la plus implacable des mécaniques.
2. Une insurrection arabe. Eh oui. Rappelez-vous ceux qui nous disaient qu’il y a des peuples faits pour la révolte et d’autres qui ne le sont pas. Rappelez-vous ces apôtres de la guerre des civilisations pour qui l’idée même d’un pays musulman et, en particulier, arabe ouvert aux droits de l’homme était une contradiction dans les termes. Ils ont bonne mine, ceux-là, aujourd’hui ! Ils ont l’air malin, ces tenants d’un différentialisme qui nous reprochaient de plaquer sur ces pays des idéaux qui leur étaient étrangers ! Ce que le peuple tunisien nous a appris, c’est, contre ces racistes, que les principes démocratiques sont des principes universels ; et c’est, contre ces défaitistes, qu’on peut étouffer ces principes, les réduire, les écraser, décourager ceux qui les portent, les décimer – ils restent invincibles. Aujourd’hui, la Tunisie. Demain, la Libye de Kadhafi. La Syrie de la famille Assad. Peut-être l’Iran d’Ahmadinejad. Il fallait bien du mépris pour ne voir dans cette région du monde que des peuples de larbins voués à une exotique torpeur. Il a fallu la tranquille hardiesse du peuple tunisien pour faire, on l’espère, litière d’un préjugé dont on ne sait s’il est plus débile qu’insultant – ou l’inverse.
3. Le moteur de cette révolution, ce ne fut évidemment pas le prolétariat. Ce ne furent ni les nouveaux ni les anciens pauvres. Ce ne furent même pas seulement ces fameuses classes moyennes surdiplômées qui se sont estimées trahies par Ben Ali. Non. Ce sont les internautes. Les usagers de Twitter, Facebook et autres YouTube. Ce sont ces hommes et femmes qui, munis d’un smartphone, ont parcouru les rues de Tunis pour filmer la répression, l’insurrection. Ce sont les Anonymous, ce groupe de hackers que ma revue, La Règle du jeu, a soutenus et qui, lorsqu’ils ont compris que la cyberpolice allait réduire à néant cet espace de cyber-résistance, ont attaqué les sites officiels du régime et bloqué la machine étatique. Révolution dans la révolution. Hier on prenait la télévision. Avant-hier les palais d’Hiver. Vient le temps d’une e-révolution, première du genre, à laquelle la jeunesse tunisienne donne ses lettres de noblesse. Pour cela aussi, pour avoir porté à ce point d’excellence cette nouvelle forme de résistance, merci à elle.
4. Il y a révolution et révolution, bien sûr. Et nous sommes payés, nous, Français, pour savoir que, derrière 89, peut toujours se profiler 93. En ira-t-il de même en Tunisie ? Verra-t-on le parfum du jasmin céder à celui de l’intolérance ou, pire, de l’islamisme radical auquel Ben Ali prétendait faire rempart ? Tout est possible, naturellement. Et les miliciens favorables à l’ancien régime qui, à l’heure où j’écris, sillonnent encore la capitale pour tenter d’y semer la terreur sont capables de toutes les provocations. Mais ce qui frappe, pour l’instant, c’est la maturité des insurgés. La modération de leurs mots d’ordre. Le calme avec lequel, dans les quartiers, ils font face aux groupes organisés. Et, quant au leader, en exil à Londres, du Hizb Ennahda, il suffit de lire les timides déclarations qu’il a pu faire depuis la fuite de Ben Ali pour comprendre que ce n’est pas demain la veille qu’il sera un nouveau Khomeyni. Alors pourquoi, là aussi, ne pas renoncer à nos idées toutes faites ? Pourquoi ne pas nous laisser porter par l’événement et par la leçon de démocratie arabe, pour l’heure sans équivoque, qu’administre la Tunisie ?
5. Un dernier mot. L’étrange réflexe de la communauté internationale et, en particulier, de la France. On dira qu’on a l’habitude. Mais tout de même… Cette ministre des Affaires étrangères qui offre à une dictature à l’agonie le « savoir-faire » des « forces de sécurité » françaises… La même ministre qui, croyant s’excuser, donne une interview au JDD où elle proteste trois fois de sa volonté de « non-ingérence » dans les affaires du peuple tunisien… Et l’Élysée qui, dans un beau communiqué diffusé samedi, dit avoir « pris les dispositions » pour que « soient bloqués administrativement » les « avoirs tunisiens » de Ben Ali en France… Qu’est-ce à dire ? On savait, donc, que ces avoirs existaient ? On voyait que Ben Ali avait mis son pays en coupe réglée et le pillait ? Et on attendait, pour le dire, qu’il ait perdu le pouvoir ? Il y a là, pire qu’un réflexe, un aveu. Et un aveu qui en dit long sur la morale qui peut présider à la politique étrangère d’un grand pays. Un filou au pouvoir reste un ami. Qu’il soit déchu, chassé par la rue, et alors oui, réveil de la vertu, haro sur le bandit.
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