Deux écrivains d’aujourd’hui : Patrick Besson, Bernard-Henri Lévy se passionnent pour deux écrivains d’hier : Alexandre Pouchkine, Charles Baudelaire. Rien d’extraordinaire sauf que, dans les deux cas, le résultat est un roman. La littérature fait subir son traitement particulier aux grands personnages, et elle offusque éventuellement la vérité des historiens. Quand c’est à l’homme de littérature qu’elle impose son mélange, parfois incontrôlable, de fiction toute gratuite et d’emprunts à la biographie avérée, quelque chose de plus nous met en alerte. Nous soupçonnons qu’il sera question d’elle-même, question de l’écrivain et pas seulement de tel homme nommé Pouchkine ou Baudelaire.

C’est bien ce qui se produit dans La Statue du commandeur où Patrick Besson veut, dès le titre et avec le clin d’œil cultivé qui fait de l’effet, nous rappeler qu’il écrit sur l’auteur du Convive de pierre. De même, plus systématiquement encore, Bernard-Henri Lévy, en imaginant Les Derniers jours de Charles Baudelaire sur lesquels on peut tout imaginer. Avec une remarquable densité de pensée, il fait d’un héros de roman la personnification du destin littéraire, triste et tragique destin final, frappé, dit-on, d’une malédiction propre à cette sorte de génie.

Le roman n’est peut-être pas la voie la plus incertaine pour enquêter sur la psychologie de l’écrivain, la fonction de cet étrange individu parmi les hommes et devant les pouvoirs, sa vocation unique quand ce n’est pas une carrière. Le Pouchkine de Besson se dit d’abord poète ; Baudelaire restera un poète exemplaire, rien d’autre, malgré ses velléités de diversion ; et si les romanciers ont, plus que les critiques et biographes, tendance à exploiter une idéalisation romantique de l’artiste comme la fatalité poursuivant les maudits, cela n’empêche pas la méthode consistant à faire d’une vie un roman de convenir à l’étude intérieure de l’homme saisi par la poésie. La littérature observée par les instruments de la littérature pose une bonne équation et confère au roman une valeur de surcroît par son ambition d’éclairer des réalités toujours évasives.

La manie de bamboche, champagne, femmes, duels, la désinvolture du révolutionnaire qui peut se permettre d’allier la fortune et le libertinage, sont des spécialités de Pouchkine, trop connues pour que nous nous y intéressions, tout en constatant qu’un romancier amateur de dandysme et de paradoxes y trouvera son bonheur. Patrick Besson sort des facilités biographiques lorsqu’il suit Pouchkine dans sa stratégie pour épouser une Nathalie Gontcharov, qui n’est bien que dans les bals.

Mais c’est le poète en face des tsars, Alexandre et Nicolas, que nous guettons pour savoir comment il se faufilera dans ses contradictions, attaquant l’un, pris au piège par le second, et pour transposer dans notre époque le jeu du poète et du puissant, Patrick Besson y prend plaisir, nous aussi, surtout à cause du ton allègre, mordant, qui fait passer sur les légèretés.

Léger, le roman compact de B.-H. Lévy ne l’est certes pas. L’écrivain sait travailler, travailler dur, pas pour faire des étincelles. Le travail se sent parfois, mais au moins l’écrivain justifie par un talent sûr, par une volonté de construire et de lire profond, son propos de remplir, dans la fin de Baudelaire, le vide historique qui coïncide avec le vide de l’âme.

C’est l’histoire d’une déchéance, d’une longue agonie, d’un poète qui devient aphasique, succombe à des crises d’hallucination, d’épilepsie, on ne sait quoi, court vers les lieux de plaisir, vit dans un relent de laudanum, et échoue à mettre en forme les livres qui le sauveraient de rester l’écrivain d’un seul livre. Si c’était un livre de souvenirs, que mettre dedans qui puisse n’être pas le passé simple ? Si c’était une autobiographie, comment faire autre chose que Rousseau, Chateaubriand ? Bernard-Henri Lévy a son idée là-dessus et l’excellent maître de critique l’expose avec patience, jusqu’à frôler l’ennui. Il nous en préserve en racontant l’homme, cet homme-là, Baudelaire, poète sans phares, en proie à la mort lente. Ce pourrait être enfin le fameux livre sur la Belgique, celle Belgique honnie : mais la France n’était pas beaucoup mieux aimée de Baudelaire et les Belges auraient tout simplement symbolisé l’humanité entière : il y aurait eu des Belges partout. Baudelaire avait pas mal de gens à détester, en commençant par Victor Hugo et son clan, acharné à le mépriser, estimait-il, et les critiques, les éditeurs, les fantasmes, le monde partout infecté par le Mal, « la gloire et l’abjection » réunies.

Le Mal est à l’œuvre depuis que Baudelaire sait de qui il est le fils : un prêtre défroqué. La vision du catholicisme qui lui est ici prêtée, noire au-delà de ce que nous pourrions actuellement supporter, découle du sacrilège initial. Car le poète ressent ainsi sa naissance.

Il fallait des témoins à cette destinée en procès : le narrateur, secrétaire du poète ; les autres, qui regardent de l’extérieur : la logeuse, la maîtresse, l’éditeur, le photographe, le P. Dejoncker, Mme Aupick. Le romancier s’est astreint à écrire chacun des témoignages dans un style différent. Oui, il a travaillé, bien travaillé. Son livre est fort, lourd d’intelligence, frémissant de vraie passion.


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