Bouleversé, comme tous ses amis, par l’histoire de Jean-Dominique Bauby. Un grave accident cérébral. Une paralysie quasi totale qui ne lui laisse l’usage que d’une paupière. Le désespoir. Une vie infime. Et, du fond de ce calvaire, un livre – Le scaphandre et le papillon – dicté par les seuls clignements de la paupière valide. Jean-Dominique sait-il qu’il y a un précédent – et quel précédent ! – à ce geste magnifique et terrible ? C’est celui de Franz Rosenzweig, disciple de Martin Buber et maître à penser d’Emmanuel Levinas, qui écrivit de la même manière, avec l’aide de sa compagne notant, sous la dictée de l’œil, l’un des plus grands livres de la philosophie juive contemporaine, L’étoile de la rédemption. Âme sans chair. Pur esprit. Miracle d’une intelligence déprise du corps-tombeau et accouchant d’un très beau livre.

Quelle bonne idée de rééditer le fameux texte de Blanchot qui, mieux que nul autre, définit « l’intellectuel » ! Les intellectuels, disait Blanchot, ne sont pas les écrivains. Ni les peintres. Ni, bien sûr, les cinéastes. Ce sont ceux-là sans doute, et bien d’autres encore – mais pour autant, et pour autant seulement, qu’ils cessent de travailler, interrompent le face-à-face avec leur œuvre ou leurs démons et interviennent, pour un instant, dans les affaires de la cité. On ne naît pas intellectuel, on le devient. On ne l’est pas à temps plein, mais forcément par intermittence. Intellectuel n’est pas une fonction, une catégorie sociale, un métier  un état d’exception de l’intelligence. « Intellectuel professionnel » est toujours une contradiction dans les termes – la naissance d’un intellectuel n’est jamais qu’un accident dans la vie d’un artiste, d’un écrivain. Un geste d’intellectuel, alors ? Celui, bien sûr, des cinéastes requis par le refus de la loi Debré. Mais celui – plus intéressant – des mêmes cinéastes qui, estimant le but atteint, refont le trajet inverse, liquident leur mouvement et, non sans dignité, retournent à leurs caméras.

Les Méfaits des intellectuels, c’est le titre d’un livre du début du siècle dont l’auteur, Édouard Berth, était un disciple de Georges Sorel et passa, vers 1910, au maurrassisme pour fonder, avec d’autres, le Cercle Proudhon. C’est le texte fondateur de l’anti-intellectualisme contemporain. Mais c’est surtout la preuve que l’anti-intellectualisme de principe, la mise en cause des intellectuels en tant que tels, le procès de leur irresponsabilité supposée, de leur goût pour les abstractions, les idées dites générales, la médiation, la théorie, la distance vis-à-vis du réel, le monde des « chimères » ou des « nuées » (Maurras) – c’est la preuve que toute cette thématique en charrie toujours une autre, qui en est comme la face noire ou le contrepoint malin : culte du corps, éloge de l’instinct, apologie de la « plèbe » et de sa « violence rédemptrice », sacrifice de l’universel sur l’autel du collectif, bref, un corpus conceptuel qui n’est jamais loin, hélas, de ce qui, du vivant même de Berth, va s’appeler le fascisme. Je suggère, pour le coup, la réédition de ce texte. J’en recommande la lecture à tous ceux qui, de nouveau, sans toujours savoir ce qu’ils disent, moquent le principe même de l’intervention des clercs dans le débat public et la cité.

Louis-René des Forêts sur la liste des best-sellers. Le paradoxe est encore plus singulier que celui du livre de Pierre Bourdieu, présent sur toutes les chaînes de télévision. Des Forêts, le silencieux. Des Forêts, l’ami de Blanchot. Je le revois, un soir, il y a quinze ans, dans un couloir de métro, s’approcher doucement de moi et me reprocher très vite, à voix très basse, avant de s’en retourner comme il était venu et de se fondre dans la foule, un texte que je venais de consacrer aux engagements d’avant-guerre de son ami. L’ombre de des Forêts. L’écriture de des Forêts, aux frontières de l’absence et du silence. Des Forêts comme le fantôme d’un autre temps, d’un autre régime de l’esprit. Et ce drôle de tapage, tout à coup, qui se fait autour de son nom. Forte hausse du laconisme à la bourse des valeurs du moment.

Comment un philosophe s’arrange-t-il de ceux qui l’ont précédé ? S’en nourrit-il ? Les oublie-t-il ? Quel rapport, en un mot, de la philosophie à son histoire ? À ceux que la question intéresse – et ils seront très vite nombreux, si j’en juge par le débat naissant autour du projet de réforme de l’enseignement de la philo dans les lycées – je conseille une dernière lecture : les cours au Collège de France de Michel Foucault tels que viennent enfin de les publier Le Seuil et Gallimard. Tantôt Foucault cite en effet, il s’adosse à un grand texte – il emprunte le raccourci d’un livre, d’un mot parfois, d’un nom, dont on sent bien qu’ils vont fonctionner comme une économie de pensée. Tantôt, au contraire, il élude, ellipse la citation attendue, il refait pour son propre compte le chemin qu’un autre a pourtant fait : mais c’est que la référence, cette fois, bloquerait le mouvement du texte, l’empêcherait d’aller au bout de lui-même – c’est comme si l’économie devait coûter aussi un peu de l’élan du concept. Deux régimes, pour le coup, de l’esprit. Deux diététiques de la pensée. Et erreur de ceux qui, entre les deux, feraient un choix catégorique. Foucault, éducateur.


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