À la vingtaine d’« universitaires » venus en défense de Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, qu’aurait « calomniée » Jean Birnbaum dans un article récent du Monde des idées, je recommanderais bien une lecture, une seule : Il faut défendre la société, cours donnés par Michel Foucault, de janvier à mars 1976, au Collège de France. L’auteur de Surveiller et punir y racontait l’apparition, au XVIIe siècle, de l’idée d’une « guerre des races » censée opposer, en France, les « Gaulois autochtones » aux « envahisseurs germains » ; la formalisation de cette idée, deux siècles plus tard, au XIXe, par des « universitaires » qui, à l’époque, s’appelaient François Guizot ou Augustin Thierry ; la façon qu’a eue cette vision raciale de l’Histoire de recouvrir, peu à peu, l’idée tellement plus forte qu’avait inventée Machiavel et qui faisait s’opposer, dans l’Universel, la double force des dominés et des dominants ; la désastreuse influence du paradigme jusque dans l’analyse, par Marx, d’une lutte des classes largement pensée, du coup, sur ce modèle biopolitique avant la lettre ; et l’héroïsme spéculatif des quelques-uns qui, de Sieyès et Saint-Just au meilleur du gauchisme de la seconde moitié du XXe siècle, ont tenté de réagir en arrachant leur amour du peuple insurgé à ce lourd et funeste héritage. Tout est là. Tout est dit. Et il suffit de lire (Foucault donc) pour prendre la mesure de la tentation identitaire, racialiste et, au fond, darwinienne qui n’a jamais cessé, depuis, de hanter la gauche française – et pour retracer la longue et, hélas, très puissante généalogie de cette façon d’assigner les opprimés à leur origine, de les enfermer dans leur couleur de peau et leur ethnie, de renverser et singer, en un mot, le racisme de l’extrême droite : l’islamo-gauchisme.

S’il y a bien un responsable qui l’a compris et dont le parcours semble s’expliquer par la conscience anxieuse de ce piège armé de longue date et sur le point de se refermer à nouveau, c’est assurément Manuel Valls. C’est l’un des enseignements du livre riche, précis et bourré d’informations que vient de consacrer le journaliste Laurent Neumann à la dernière présidentielle (Les Dessous de la campagne, Calmann-Lévy). On y découvre un François Bayrou toujours entre deux calculs. Un Jean-Luc Mélenchon oscillant entre fausses colères et vraies petitesses. Marine Le Pen paradant, à Moscou, au côté d’un député russe antisémite. Et Emmanuel Macron s’émerveillant, sans encore y croire, de son fabuleux destin. Et les incertitudes de François Hollande. Et la malédiction de François Fillon. Mais le personnage passionnant du livre, c’est, à mes yeux du moins, l’ancien Premier ministre socialiste. On le voit défendre la « République ». Plaider pour la « laïcité ».

On l’observe, encerclé par ses ennemis et encombré de ses amis, qui affronte les frondeurs, s’oppose au burkini, dénonce l’antiféminisme et l’homophobie des Indigènes déjà nommés et rêve d’un monde où les juifs n’auraient « plus peur » et les musulmans « plus honte ». Mais on sent bien comme, au principe de tout, il y a cette identification précoce de la tentation racialiste en train de gagner une fraction de la gauche ; on devine sa résolution à ne rien céder, rien, à un islamo-gauchisme irréconciliable, on devrait le savoir depuis Foucault, avec les héritiers du tiers-état façon Sieyès ; et on se prend à se demander s’il n’y aurait pas, dans cette rigueur, cette raideur et cette posture de Commandeur faisant honte aux demi-habiles qui croient pouvoir ruser avec le pire ou s’accommoder de lui, la source cachée de la disgrâce qui paraît aujourd’hui le frapper.

Et puis, autre lecture de la semaine : le court mais puissant Pour quoi serions-nous encore prêts à mourir, d’Alexandra Laignel-Lavastine, au Cerf. L’auteure va un peu loin dans la nostalgie (Baudelaire, vraiment ? ou Ernest Psichari ?) d’un monde où le « soldat » accompagnerait le « prêtre » et le « poète » sur les chemins de la reconstruction du monde. Mais elle fait bien d’appeler à la mobilisation générale contre l’islamisme radical et ses crimes théologico-politiques. Elle a raison de rappeler qu’on ne vaincra pas le djihadisme en se contentant d’une jubilation extatique à « occuper les terrasses des cafés » et renforcer le « vivre-ensemble ». Et j’aime qu’elle place son exhortation à la résistance sous l’invocation : 1) de Musil moquant les somnambules des Nuits debout de son temps et leur propension à réduire la question du sens à une affaire de « poids et mesures»; 2) de Vladimir Jankélévitch tonnant, dans et, qu’une vie réduite au seul souci de sa propre survie est une « vie de fourmi ou de ruminant » ; et 3) de Jan Patocka, le philosophe husserlien assassiné, il y a très exactement quarante ans, par la police politique tchécoslovaque et trouvant, juste avant de rendre l’âme, la force d’attester qu’une vie n’est vraiment vécue que lorsqu’elle puise ses raisons d’agir, non dans la peur et l’intérêt, mais dans le sentiment qu’il existe des valeurs plus grandes qu’elle. Mossoul va tomber. Le califat n’est plus que l’ombre de ce qu’il voulait être. Mais la leçon du livre, c’est que les démocrates ne l’emporteront que si, par-delà l’inéluctable victoire militaire sur une armée de mauvais combattants et de pleutres, une fois entendue la cause de l’indispensable disqualification morale de l’« excusisme » et du « padamalgamisme », bref, après qu’aura été pulvérisée la confusion intellectuelle du « musulman discriminé » d’aujourd’hui avec le « prolétaire insoumis » d’autrefois, nous livrons et gagnons l’ultime bataille : celle qui, spirituelle, nous fera renouer avec notre part d’honneur, notre passe vers la grandeur et nos raisons de savoir, de faire et d’espérer.


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