Sébastien Lapaque sait-il que la formule « complot à ciel ouvert » qu’il prête au jeune Maurras dans son Bernanos encore une fois (réédité par Les Provinciales) est celle qu’utilisa Koyré, à propos du nazisme, dans ses très curieuses Réflexions sur le mensonge, publiées en 1943, à New York, dans le premier numéro de la revue de l’École libre des hautes études ? Et quel dommage que je n’aie pas eu connaissance, avant notre entretien pour la Revue des Deux Mondes, des pages que ce bernanosien résolu consacre, dans le même chapitre, au rapprochement, avant 1914, entre jeunes maurrassiens et syndicalistes révolutionnaires unis dans le même dégoût du parlementarisme, de l’esprit républicain et des puissances d’argent ! Mon Idéologie française ne disait rien de plus. Ni l’analyse de ce que, du Cercle Proudhon à nos jours, l’on est en droit d’appeler le discours « rouge-brun » et dont le frère d’encre d’Édouard Drumont pourrait bien être l’un des inspirateurs les plus féconds. Reste, tout de même, le beau portrait d’un homme de guerre, à l’extravagance sans limite, qui voulait être Barbey d’Aurevilly ou rien et qui, comme son lointain descendant Dominique de Roux, rêva d’une insurrection qui, partie d’Angola, aurait soulevé le Portugal. Reste un homme en colère, obsédé d’héroïsme et de sainteté, qui espérait, s’il entrait au ciel, que ce serait par la porte des vagabonds. Et surgit, au fil des pages, ce réfractaire définitif dont Lapaque montre bien qu’il fut l’un des très rares à avoir immédiatement entendu (pour lui, ce fut à la radio brésilienne) l’appel du 18 juin d’un obscur général nommé de Gaulle et qu’il acheva de rompre, à cet instant, dans sa vie comme dans cet autre corps que fut son œuvre, avec ce qu’il appelait, depuis longtemps déjà, la « hideuse propagande antisémite ». Antidémocrate, sans aucun doute. Pétainiste, voire hitlérien, jamais. Et la distinction est évidemment décisive.

J’ai commencé mon tout premier Bloc-notes, au printemps 1993, par une courte méditation sur les fameuses et mystérieuses « vertèbres du front de la tante Léonie » dans À la recherche du temps perdu. Comme c’est étrange, vingt-cinq ans plus tard, de voir un proustien ultime, jusqu’alors cinéaste, Patrick Mimouni, donner, dans Les Mémoires maudites (Grasset), la clé d’une énigme qui, depuis Gide et Breton, aura fait couler tant d’encre qu’elle semblait définitivement insoluble ! Étant l’éditeur du livre, je ne suis pas le juge le plus impartial de ses grandes qualités littéraires. Mais je sais, en revanche, que la proustologie est une science en soi. Je sais que la valeur réellement ajoutée y est aussi rare que dans les compartiments les plus hermétiques de la mathématique fondamentale ou de la mécanique ondulatoire ou quantique. Et je sais que des découvertes de ce genre, des énigmes résolues du type « vertèbres du front de la tante Léonie », des douces violences faites au texte afin de lui faire dire si Swann était blond ou roux, si son nom était une version cryptée de celui des Rothschild, ou si Proust était sérieux quand il laissait entendre, dans ses « Cahiers », que le Talmud ou le Zohar ne lui étaient pas inconnus, je sais que des démonstrations aussi étourdissantes que celle qui établit ce qu’ont en commun, à la fin des fins, les « deux races » damnées que sont « les » juifs et « les » homosexuels, il y en a presque à chaque page de ce livre miraculeux et un peu monstrueux. D’où vient, alors, le pesant silence qui semble, jusqu’ici, s’être abattu sur lui ? Comment interpréter le fait qu’il n’ait, depuis sa sortie, pas encore suscité la moindre recension critique ? Je vous en prie, lisez. C’est un livre de possédé, de poète et de savant.

Quelle singulière idée d’avoir rappelé Platon d’entre les morts pour le faire dialoguer avec Macron, voir en Trump l’alter ego de Thrasymaque, visionner Le Quai des brumes ou House of Cards, saluer le Nobel de littérature à Bob Dylan, réfléchir à la réforme de Pôle emploi ou résister à la barbarie des terroristes adeptes du djihad. Cette idée, c’est pourtant bien celle qu’a mise méthodiquement en œuvre, dans son Et si Platon revenait… (Albin Michel), mon ancien camarade de khâgne, compagnon de route des nouveaux philosophes des années 1970, Roger-Pol Droit. Et le résultat est un vagabondage baroque, souvent éclairant, dans les chemins de traverse, les méandres ou les culs-de-sac de notre actualité. C’est un essai de philosophie appliquée, comme on le dit, là aussi, d’une science. Un exercice de métaphysique concrète – n’y a-t-il pas une musique du même nom ? et Platon, justement, n’a-t-il pas beaucoup à dire de ce que la musique peut avoir de tragiquement, désespérément ou, parfois, merveilleusement concret ? Et c’est une épreuve de vie éternelle pour un penseur dont il est ainsi établi qu’il ne peut, comme tous les grands, jamais être tout à fait mort. Les Anciens, rappelle Roger-Pol Droit dans la dernière partie du livre, la plus personnelle, celle où il raconte sa découverte du continent enchanté de la philosophie et de la langue grecques, soutenaient qu’il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui « naviguent en mer ». Eh bien voilà. Ni vifs ni morts, ces navigateurs de l’Idée que sont les producteurs de concepts. Mi-vifs mi-morts, ces découvreurs incertains dont la traversée des mondes se fait sans boussole ni portulan. Parfois, le ciel de l’Idée les aveugle ; et alors, dirait Nietzsche, le mort l’emporte sur le vif. Mais parfois, à certaines heures, la mer est plus lumineuse que le ciel ; et alors (ce sont les derniers mots du livre…) la vie gagne sur la mort.


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