Pourquoi le Christ n’était pas chrétien mais juif… Pourquoi le christianisme, à l’origine, fut bel et bien une secte juive en lutte contre d’autres sectes juives… Ce qui fait qu’elle triompha… Comment elle attendit, pour contre-attaquer sur le terrain des païens, d’avoir perdu sa première bataille parmi les fidèles du saint Béni soit-il… Fils ou frères ? Pourquoi le fait de poser, entre juifs et chrétiens, une relation de filiation revient toujours, sous couvert de « respect », à compter sur la mort du père donc du Juif… Comment la seule façon, au contraire, de rompre avec l’enseignement du mépris était, comme Jean-Paul II, de voir le juif comme un frère, un frère aîné sans doute, mais un frère, pas un père… Les nombres dans les deux Testaments… Les généalogies croisées de leurs intrigues respectives… Leurs fêtes… Leurs agapes… Qu’est-ce qu’une église et pourquoi la lampe de Moïse continue-t-elle d’y brûler ? Qu’est-ce qu’une synagogue ? L’Alliance ? Un péché ? Un faux et un vrai témoin ? Pourquoi le soleil noir du prophète Isaïe reste-t-il celui de l’Apocalypse ? Le fruit était-il réellement défendu ? Que veut dire alléluia ? Telles sont quelques-unes des questions posées par Françoise Bettencourt Meyers dans les cinq tomes, publiés en un même coffret, de son Regard sur la Bible (L’Œuvre éditions). Une entreprise considérable. Une somme. Le même type de travail, mais en plus ambitieux, que celui qu’elle mena, naguère, autour des mythes grecs. Je devine, pour connaître un peu Françoise, qu’elle avait des raisons personnelles – choix biographiques, poids des destins antérieurs – de s’atteler à cette tâche. Je découvre, en la lisant, qu’elle s’en est acquittée avec l’érudition, la patience, la passion, d’un comparatiste de haut vol. Bravo, amie.

Il ne traduit pas. Il mâche. Remâche. Mastique encore. Recrache. Vomit. Oui, c’est comme si, dit-il, quelqu’un lui avait enfoncé les doigts « aussi loin que possible » dans la bouche, et il vomit. Et s’il y vient « quelques morceaux » de sa langue propre, s’il y reste des « morceaux d’homme de lettres » perdus, tel un filet de bile, dans le flot de la vomissure, eh bien tant pis, c’est comme ça, ce n’est pas beau, mais c’est comme ça. Car ceci n’est pas de la littérature, insiste-t-il, c’est de la vie. Ce n’est même pas de la vie c’est de la mastication, de la digestion, de la mécanique des humeurs et des sucs. Paul Claudel (car c’est de lui, cette fois, qu’il s’agit – et de ces Psaumes, traductions 1918-1953 que vient de publier Gallimard dans une édition établie par Renée Nantet et Jacques Petit), Paul Claudel, donc, ne traduit pas vraiment les textes saints. Il les répond. Et il tient à l’actif de ce « répond » – il tient à ce qu’il dit de la traduction comme reprise, prière, écho vivant, poignant, incorporation d’une lettre que les Prophètes, déjà, mangeaient : alors pourquoi pas lui ? « Monsieur le Seigneur » est là, face à face, avec sa longue colère, son indifférence, sa paresse – hé, le Bon Dieu, tu dors (psaume 53) ? L’homme est là aussi, avec sa chair endurcie dans le péché, sa gale (psaume 1), le « chaos de langues », le « cloaque » (psaume 54) qui se disputent son gosier. Et puis la meute qui le renifle avec ses sales museaux, son haleine de pestilence, ses pelotons de fortune – hourra ! encore raté (psaume 26) ! Ce n’est plus David qui parle. Ni saint Jérôme. Ni Ézéchiel, le mangeur de Livre. C’est la cendre des mots qui deviennent braise, et prennent feu, quand souffle la langue du « répons ». Poète, quand même.

Il s’intéresse à la science-fiction… Au cinéma d’anticipation et à son art du trucage… Au scandale du vin au méthanol… À l’invasion, en Italie, de cet équivalent du franglais qu’il appelle l’itanglien… Il a un avis sur les Brigades rouges… Un point de vue sur les Récits de la Kolyma de Chalamov… Il est le contemporain conscient, heureux de cette contemporanéité, d’Italo Calvino, de Pasolini, de Moravia… Il aime Hugo et Kafka… Il est sensible à la gloire et ne dit pas non aux prix littéraires… Il pratique l’art, suprêmement vivant, de l’autodérision… Il aime Israël et dit, en détail, pourquoi… Il s’emporte contre ceux qui oublient qu’il a droit, Israël, non seulement à « la vie », mais à « l’amitié » et à « l’estime » de « toute l’humanité »… Il ferraille contre le négationnisme… Répond à des enquêtes absurdes sur l’influence des ordinateurs sur le destin de la poésie… « Il », dans ce troisième livre, c’est Primo Levi. Mais l’autre Primo Levi. Le normal. Le qui essaiera longtemps, jusqu’au suicide, de vivre comme les autres, sans histoires. Un Primo Levi que l’on a tellement pris l’habitude de voir drapé dans le double suaire de Si c’est un homme (1947) puis du suicide (1987), que l’on a peine à se le figurer comme il apparaît ici, dans ces Feuillets épars, repris de la presse italienne où ils parurent entre 1973 et la fin : heureux et grave, léger et concentré, perdant son temps, travaillant, faisant son métier d’intellectuel, commettant des erreurs, se dispersant et, finalement, charmant. Merci aux éditions Robert Laffont d’avoir exhumé ce moment inattendu et étrange : suspendu entre deux tragédies – d’autant plus bouleversant.


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