Étrange comme le débat sur le déclin français s’est focalisé sur un livre (La France qui tombe, de Nicolas Baverez) alors qu’il y en avait un autre, à la fois plus nuancé et, somme toute, plus stimulant (Le désarroi français, d’Alain Duhamel, chez Plon). Il s’achève, ce second livre, sur une discussion avec, justement, le premier. Malaise, oui, dit-il. Situation proprement critique où nul ne peut prédire dans quel sens arbitrera le destin. Mais une série d’atouts, ignorés par Baverez, et qui font que les choses sont loin, pour autant, d’être jouées. Bonne intégration, par exemple, dans les flux du marché mondial. Bonne tenue du commerce extérieur et compétitivité des produits français. Classement plus qu’honorable dans la liste, produite par le magazine Forbes, des quatre cents entreprises les plus performantes de la planète. Des chemins de fer qui marchent mieux qu’en Grande-Bretagne. Un réseau électrique plus fiable qu’aux États-Unis. Un système de santé honnête. Des services publics qui tiennent bon. L’un des meilleurs réseaux routiers et autoroutiers. Un attrait qui, de ce fait, est bien plus vif qu’on ne le dit aux yeux d’investisseurs soucieux de l’environnement socioculturel autant que du régime de fiscalité, du système de prélèvements ou de la réglementation éventuellement archaïque des pays où ils s’établissent. Sans parler de cette « Europe » à laquelle, de Monnet et Schuman à Giscard d’Estaing, nous aurons finalement donné quelques-uns de ses meilleurs accoucheurs. La France est malade, donc. Elle l’est de manière particulièrement visible depuis le 21 avril 2002 et la semi-victoire d’Ubu. Mais les jeux ne sont pas faits. Et c’est ce que répond ce Désarroi français aux apôtres de la nouvelle décadence.

Inventer un mot (un « cliché ») ou un titre (un « titre-pétard »), n’est-ce pas la double recommandation du poète à un jeune auteur soucieux de se faire, vite, un chemin dans la République des lettres ? Jérôme Béglé, dans Célébrièveté (Plon), fait les deux. Le livre a, certes, un côté gadget. L’auteur n’est pas poète, mais journaliste. Il me semble injuste, surtout, avec Philippe Sollers dont la stratégie d’ensemble (apparaître pour mieux se cacher ; tenir qu’on préserve mieux ses secrets en les disant qu’en les taisant) méritait mieux que quelques lignes désinvoltes. Mais il l’invente, son mot. Il propose même, sinon un concept, du moins un schéma d’explication somme toute assez convaincant de l’invasion des télés et, parfois, des âmes par les personnages du « Loft », de la « Star Academy » et autres « Bachelors ». Au XXIe siècle, prophétisait Andy Warhol, chacun sera célèbre un quart d’heure. Eh bien, voilà. Nous y sommes. Nous nous trouvons, pour de bon, dans l’ère de la « mens momentanea » et de son terrible cogito : « j’apparais, donc je suis. » Quid des écrivains dans cet âge ? Des politiques ? Doivent-ils, comme Laurent Fabius dans son propre livre, pactiser avec les lutins de la « célébrièveté » ? Faut-il s’écarter, au contraire ? Tenir le phénomène pour négligeable, voire indigne ? Passer son chemin ? Et pourquoi, dans Le jour et la nuit, avais-je, à la toute dernière minute, fini par couper cette réplique, au fond si juste, mise dans la bouche de Delon : « j’ai connu toutes les formes de la déchéance et même le succès » ? Célébrièveté, oui. Paradoxes de la lumière à l’âge du tout-puissant visible.

Le livre de Jean-Claude Milner – auquel la revue La Règle du jeu consacrait, ce lundi, au théâtre Hébertot, une longue soirée de discussion avec, non seulement Milner, mais François Regnault, Jacques-Alain Miller, Alain Finkielkraut, moi-même –, le livre, donc, de Milner, ses cent cinquante pages de propositions écrites à la manière de Spinoza et rassemblées sous le titre Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier), ses soixante-quatorze « scolies » ou « éclaircissements », ses gloses laconiques et véhémentes autour de l’antijudaïsme censé gouverner l’Europe moderne, tout cela est, pour l’homme des Lumières que je suis, ce qui peut se lire, ces temps-ci, de plus troublant, de plus choquant mais, aussi, de plus puissant. Sa thèse : l’Europe issue des Lumières a un problème de structure avec le « nom juif ». Ou bien : Hitler a perdu la guerre mais, sur un front au moins, celui de ce but de guerre qu’était la « solution » de ce « problème juif » formulé comme tel par les Lumières, il l’a, pour l’essentiel, emporté – voir cette autre Europe, quasi judenfrei, que nous découvrîmes avec horreur quand tomba le mur de Berlin. Ou encore : parce qu’il est perçu comme l’esprit qui toujours nie, parce qu’il est ce qui est censé se mettre en travers de cette demande des demandes qu’est, depuis qu’il y a une histoire de la sexualité, la demande de rapports humains, le nom juif est ce que doivent liquider tous ceux qui, ici et ailleurs, adhèrent au grand programme conciliateur voulu par la modernité progressiste. Herman Cohen ? Mendelssohn ? Levinas ? Rosenzweig ? Le Scholem de la correspondance avec Benjamin ? Milner, et c’est mon grand désaccord avec lui, semble n’en avoir cure. Les Lumières, disait-il à Hébertot, sont comme un portrait de Dorian Gray dont l’éternelle et rayonnante jeunesse ne dissimulerait qu’à grand-peine la très profonde corruption. Un livre, alors, comme un coup de poignard ? Le débat ne fait que commencer.


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