Quand Bernard-Henri Lévy publie un livre, on pressent le tumulte. Ce personnage national, toujours meilleur dans l’attaque que dans la trêve, avance sous feu de couverture médiatique, avec lignes ennemies et alliés de rappel.
Avec lui, rien n’est simple. Corsaire des idées ? Pourquoi pas, mais un passage à l’École normale supérieure et une agrégation de philosophie l’ont académiquement prémuni – et demande-t-on aux enfants terribles de tenir la khâgne d’Alain ? Aurélien boudeur pour flash de LCI ? Sans doute, puisque l’époque requiert des phrases qui vont plus vite que le spectacle. Le test peut être fait : prononcez le nom de Bernard-Henri Lévy, vous aurez aussitôt chez des interlocuteurs qui ordinairement ne brillent pas par la rigidité éthique une surréaction de type moral : il se prend trop au sérieux, il n’est pas sérieux, il aime trop les créatures, c’est un muscadin des idées, un poseur en chemise Cardin, etc. Lévy a cette propriété que les plus grandes organisations ecclésiales devraient lui envier : il déclenche des vagues de vertu ; mais, entendons-nous, de cette vertu sourdement fielleuse et sexuellement bienséante qu’attisent les hommes qui plaisent trop aux femmes.
Le personnage est urgent, fiévreux, avec des accélérations qui peuvent conduire dans le mur. Ces derniers temps, il se déployait en étoile : la revue La Règle du jeu ; Le Jugement dernier au théâtre ; le bloc-notes du Point ; un livre d’entretiens avec Françoise Giroud ; le film Bosna !. Le propos est toujours sculpté par une forme, celle de l’assaut lyrique : usage éprouvé dès 1977, lorsqu’un liquidateur dopé au Soljenitsyne attaquait frontalement le PCF, puis donnait avec L’idéologie française quelques coups de boutoir au fascisme français. Ce personnage vaporisé d’esprit 1930 s’est détourné au moment de la « liste Sarajevo » d’une ivresse barrésienne, celle de l’écrivain électoral. Ce gentleman-boxeur, Ray Sugar Robinson formé au swing par l’écurie Bernard Grasset, cultive aussi une manière d’ubiquité rock’n’ roll. Il publie aujourd’hui La pureté dangereuse comme Eric Clapton vient d’éditer un album de blues : par retour aux âges rugueux, pour faire ronfler les basses.
Dans un automne où la France compte ses francisques et ses ministres prévaricateurs, La pureté dangereuse marque un retour à l’esthétique des approches convulsives : non pas construire un traité, mais fixer une vision. Lévy a voulu explorer des symptômes, donner une carte de l’air du temps, comme si le chaos appelait son volcanologue. Lassé sans doute d’abandonner la lecture du réel aux inspecteurs des finances, il choisit l’interprétation contre l’expertise : une écriture de l’image, lapidaire, tournant sur elle-même, dressant de grands panneaux sombres pour y placer des éclairs.
La séquence historique ? 1989-1994, une divine surprise comme prologue à de noires spirales. Somme toute, on pouvait croire en 1989 avec quelques libéraux que la chute du Mur annonçait la fin de l’Histoire et que Hegel avait gagné : non pas une société sans classes, mais un monde sans autres, chacun étant devenu démocrate. Or voici que des points de convulsion s’embrasent. Alger, Moscou, Dacca, Mostar. Des écrivains pourchassés, un « devenir palestinien du monde » qui jette Albanais, Africains et balseros sur les pistes de l’exil. Des mafias surarmées, des muftis shootés à la sourate. Un génocide qui liquide au Rwanda un million de citoyens en six semaines, des têtes nucléaires en maraude, des snipers en faction. L’idéologie humanitaire déployant ses compassions sur fond de vivisection en direct – nos charniers du « 20 heures » – tandis que marinent dans les cornues des docteurs Mabuse les nouveaux clones de la biogénétique. Étrange affaire.
Lévy se penche sur la mixture, et avance une hypothèse : les pestilences de la Mitteleuropa, les harangues des mollahs à surins, les caudillos balkaniques ne réveillent pas de vieux démons : ils en inventent de nouveaux. Non que les ingrédients en soient totalement inédits, du césarisme musulman au « Blut und Boden » hitlérien. Mais c’est leur agencement, leur hybridation qui crée aujourd’hui des cocktails inconnus, des licornes idéologiques. Comment expliquer qu’en France M. Le Pen soutienne à la fois Milosevic, Saddam Hussein, Jirinovski et le Fis algérien ? Comment interpréter ce même Jirinovski lorsqu’il forge un alliage où cohabitent nostalgie de l’alliance allemande, haine des Lumières, anti-américanisme et compromis historique avec l’islam ? C’est moins une internationale qu’une transversale des intégrismes ; expérimentant de nouvelles formules qui radicalisent hyperboliquement celles du passé.
Ainsi Lévy discerne-t-il dans le génocide rwandais une occurrence africaine de cette « masse ouverte et sans Führer » dont Elias Canetti voyait le modèle dans la manifestation contre le meurtre de Rathenau. Ainsi voit-il dans l’atteinte systématique aux lieux de culture en Bosnie, comme dans le meurtre des intellectuels en Algérie, une forme orwellienne de purification mnésique, un Fahrenheit 451 avec balles dum-dum.
Le point d’ordonnancement de ces mouvements tourbillonnaires serait à trouver dans un commun délire de pureté, recherchée par extirpation de l’Occident, retour à la bonne communauté originaire ou lifting révisionniste de la mémoire : la « pureté dangereuse ». Ainsi invoque-t-on aujourd’hui le mythe grand-russe chez les extrémistes de Pamiat, la supériorité ethnique de la race dace chez les Roumains de Transylvanie, la vocation totalisante de l’Oumma chez les docteurs de l’islam dur. En écho démocratique et délavé, on trouve des éloges de la nature impolluée chez les « Khmers verts » de l’écologie ultra, ou la ferveur populiste qui entoure les juges épurateurs en Italie et en France. Les radicaux d’une planète hantée par le sida travaillent sur des métaphores virales : le délire bacillaire que l’eugénisme nazi développait à propos des juifs revient comme une catégorie des politiques de la pureté.
Pour un retour du débat
Lévy, non sans coups de griffes politiques (« Tapie sera-t-il un jour maire de Marseille ? Berlusconi est bien président du Conseil, en Italie »), entre parfois sur les terres du millénarisme. Ne nous annonce-t-il pas que le Paris de Baudelaire, celui des promenades de Walter Benjamin et du Paysan de Paris, nous sera avant dix ans devenu indéchiffrable ? Il prédit des « révoltes sauvages », un « retour de la haine », des « guerres sans foi », voit la Méditerranée bientôt couverte de boat people et l’Italie frappée par une scission Nord-Sud. On a commencé avec Althusser, on continue avec Blade Runner.
Qu’en est-il de l’Europe dans ce scénario fatal ? Lévy la décrit comme un Prométhée arthritique, en proie à un moment « weimarien » : fin de la polarité Est-Ouest, ruine du principe d’espérance, volonté des sujets effacés par les diktats du spectacle. Tenant le pouvoir d’intervention militaire pour une preuve de virilité éthique, il affirme que nous avons perdu la faculté de penser cet extrême du mal qu’est la guerre. Et de citer cette phrase prononcée en 1968 par Kojève : « Vous êtes les premiers révolutionnaires à avoir perdu le sens du tragique. » D’où cet appel final à une vision tragique du monde : c’est l’intégriste qui parle de lendemains enchantés tandis que la démocratie est fille du désespoir ; que nul n’entre ici, disait Baudelaire, s’il ne croit au dogme du péché. Et d’appeler à un retour du débat, du polemos, de l’esprit goethéen qui toujours nie – pour mieux être libre.
La pureté dangereuse est un livre écrit dans le désir de tumulte. Sans doute l’assombrissement de l’époque y rencontre-t-il un tempérament prompt à désirer l’orage : l’Histoire, quand elle est triste, ne dessert pas M. Lévy. On peut, ici et là, débattre et objecter. Le Rwanda est-il une forme inédite de « génocide autogéré », ou plus simplement la première guerre tribale filmée par CNN ? Peut-on proclamer à la fois une nostalgie du lien social et récuser les illusions communautaires ? Faut-il, au nom d’une critique du populisme, se réserver le droit de ne pas entériner le verdict des urnes ? Le débat sera ouvert.
Mais ce qui frappe dans cet ouvrage placé par l’auteur sous les auspices d’une théorie nietzschéenne des forces et des idiosyncrasies, c’est plutôt la pulsion de sens, la volonté de réunir les manifestations du divers dans un schéma dialectique. Quand Marx tombe à l’eau, c’est Hegel qui, qu’on le veuille ou non, continue à tenir les rames du bateau.
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