Leni Riefenstahl a 100 ans. Mais fallait-il, sous prétexte qu’elle a 100 ans et qu’elle revient, à 100 ans, avec Impression sous-marine, un nouveau film, lui dresser ce panégyrique étrange et sans nuances : cinéaste immense… invention du documentaire… le metteur en scène le plus moderne (George Lucas) du XXe siècle… l’Eisenstein de la contre-plongée… etc. ?

Leni Riefenstahl, il faut toujours commencer par là, fut la cinéaste de Hitler. Son égérie. Sa muse. Elle avait fait d’autres films, sans doute, quand Hitler la rencontre et décide d’en faire son metteur en scène officiel. Mais son grand film, celui où elle donne, en effet, toute la mesure de son art, s’appelle Le triomphe de la volonté. Et Le triomphe de la volonté, tourné en 1934, à Nuremberg, est un film qui met en scène le grand congrès fondateur de la fureur nazie au pouvoir.

Filmer n’est pas adhérer ? On pouvait faire des images des retraites aux flambeaux hitlériennes sans nécessairement les glorifier ? C’est ce que Riefenstahl a toujours dit pour sa défense. Sauf que ce n’est pas ce qu’elle fait dans ce film étrange où toutes les ressources de la caméra, sa passion de la belle image, son art du montage et du travelling n’ont d’autre fonction que de grandir, exalter, transfigurer pour l’éternité, wagnériser, ces vrais moments de bêtise petite-bourgeoise qu’étaient aussi les messes nazies. Les SS passent, Le triomphe de la volonté demeure. Le triomphe de la volonté, précisément parce qu’il est un beau film, est le plus grand, le plus terrible, des films de propagande du XXe siècle.

La cinéaste n’avait pas le choix ? Elle serait tombée dans le piège où tous ses compatriotes, et notamment les gens de cinéma, tombèrent ? C’est faux, bien entendu. D’autres, au même moment, savaient de quoi il retournait. D’autres, comme son amie Marlene Dietrich, sollicitée, elle aussi, par Goebbels, prenaient le chemin de New York et disaient non. La preuve par Marlene. Riefenstahl ou l’anti-Marlene. L’existence même de Marlene suffit, comme toujours, à éclairer la scène. D’un côté l’ange bleu, l’honneur de l’Allemagne et de l’Europe. De l’autre Leni, qui ne sortit de La lumière bleue, son pauvre premier film, qu’en mettant son art au service du pire.

S’est-elle au moins repentie ? A-t-elle, comme tant d’autres, fini par découvrir, et par dire, l’abomination dont elle s’était faite le chantre ? Oui et non. Enfin, oui. Elle l’a fait. Mais il y a deux ans, à 98 ans – et dans des termes qui, je le crains, ne suffiront pas à ceux pour qui l’extermination de quelques millions de juifs et de Tsiganes n’est pas un point de détail de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale. « Hitler était comme une jolie pomme, dit-elle, pourrie de l’intérieur par sa haine des juifs ». Aimable variante du « Hitler a déshonoré l’antisémitisme » de Bernanos. Condamnation minimale de la part d’une artiste qui ne manque jamais, à côté de cela, de raconter avec émotion ses promenades nocturnes, sur la plage, près de Hambourg, avec la « jolie pomme »…

La grande cinéaste peut-elle au moins se targuer de n’avoir pas trempé dans le crime ? Peut-elle dire : « j’ai filmé les idées, glorifié les corps et l’idéologie aryenne – mais jamais, au grand jamais, mon cinéma ne fut directement mêlé au crime » ? Pas même. Non, même cela elle ne peut pas le dire. Et s’y essaierait-elle qu’il y aurait ces vieux Tsiganes, rescapés de l’extermination, qui sont venus rappeler, à quelques jours de son anniversaire, l’affaire des 120 figurants qui, entre 1940 et 1942, furent sélectionnés à Dachau pour les besoins de son film Tiefland et qui, une fois le tournage achevé, retournèrent mourir à Auschwitz.

Les juifs ? N’a-t-elle, comme elle le prétend, jamais été directement confrontée à la destruction des juifs ? Cela encore est faux. Et il y a un épisode au moins qui l’atteste. Nous sommes en septembre 1939. La cinéaste officielle part en Pologne tourner Le Führer au front. Et voilà que, sur la place du Marché de Konskie, un bataillon d’élite rassemble les juifs de la ville et les fusille. La grande cinéaste a toujours dit qu’elle n’avait entendu les coups de feu que de loin. Il existe une photo d’elle, prise par un soldat, et qui montre le contraire. « Leni Riefenstahl tombe évanouie à la vue des juifs morts », a écrit le soldat au dos de la photo…

Bref. Je ne rappellerais pas ces faits s’il ne flottait autour du personnage ce mauvais parfum d’indulgence, de complaisance et de fascination ignorante. Que Le triomphe et Les dieux du stade soient esthétiquement réussis, nul, encore une fois, ne songe à le nier. Mais que cette esthétique soit l’esthétique même du nazisme, voilà qu’on ne peut pas non plus ignorer ; que l’invention d’une part du cinéma moderne soit inextricablement mêlée à cette part noire, tragique, du XXe siècle, voilà l’autre question qu’on n’a pas le droit de ne pas poser ; sans parler de la « dernière » Riefenstahl – sans parler de la Riefenstahl qui crut, après la guerre, en allant filmer les corps des Noubas, puis les grands fonds marins, en militant pour Greenpeace et pour la beauté du monde, rompre avec son passé alors qu’elle en demeurait sans doute plus solidaire qu’elle ne le croit. Ruses de la volonté de pureté. La pureté dangereuse et ses pièges. Toute la question Riefenstahl.


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