Je dis « Leonardo Cremonini » et surgit dans mon souvenir, ce doit être en 1978 ou 1979, une fine silhouette, jeune mais curieusement voûtée, en arrêt devant un étal de poissons, lui-même semblable à une gravure, du petit port de Panarea, en Italie, où il a ses habitudes.
Cremonini, en ce temps-là, était déjà un peintre consacré, élève de Morandi et ami des écrivains qui, comme Alberto Moravia, Umberto Eco, Italo Calvino ou Maria-Antonietta Macciocchi, avaient fait de Panarea, eux aussi, une sorte de base arrière, de thébaïde en mouvement, de lieu où soufflait l’esprit mêlé de la littérature, de l’art, de la philosophie, de la politique.
Il était, dans sa vie profane, quand il n’était pas à l’arrêt devant l’une de ses natures vivantes ou mortes, quand il quittait la compagnie de ses toiles où il pouvait rester une journée avant de se décider à une touche de couleur, un repentir, l’estompage léger d’une ligne, l’un de ces princes abbés d’un « progressisme » dont l’Italie d’alors a eu l’inimitable secret et où l’on était marxiste et esthète, populaire et patricien, ami du plus grand nombre et voué au culte aristocratique des belles formes.
Cremonini, pour être franc, était surtout, à mes yeux, le peintre, le seul peintre auquel le grand éducateur de ma jeunesse, Louis Althusser, avait fait l’honneur d’un long texte figurant, ès qualités, dans l’évangile qu’était, au sein des groupuscules gauchistes de l’époque, Pour Marx – et quel texte ! quel choc pour ceux qui le découvrirent avant les tableaux dont il parlait ! qui avait bien pu tenir le pinceau capable d’arracher au plus froid, au plus conceptuel, au plus antihumaniste et sévère de nos philosophes ce morceau de littérature où se croisaient des suppliciés désossés et sanglants, des troupeaux d’animaux confondus avec « les rocs accumulés sur lesquels ils paissaient », des chiens « figés dans un rut de bronze » et des hommes rôdant entre les bêtes, cernés par la minéralité où ils « s’imaginent libres » alors qu’ils sont déjà « pareils aux cadavres qu’ils chargent sur leurs épaules décharnées » ?
Cremonini fut le peintre, en effet, des corps végétaux à la luxuriance sèche ; des grands cadavres de chiens à la renverse, équarris comme à la boucherie ; ou des herbivores empalés dans les cactus.
Il fut celui de la chaleur implacable, du mouvement figé et en attente de sa suite qui ne viendra plus jamais.
Il fut le peintre d’un monde voué à l’immobilité et qu’un cataclysme mystérieux semble avoir pétrifié, littéralement changé en pierre : silencieux comme la pierre ; heureux du bonheur des pierres dont se lamentait, dans les ruines de Tipasa, un autre de ses contemporains romanciers ; sauf que les pierres, d’habitude et, en tout cas, chez Michel-Ange, ont une âme que le ciseau du sculpteur va libérer ; alors qu’il n’y a, chez Cremonini, dans le sable et le plafond de ses îles, dans les miroirs sans reflet où se contemplent ses modèles, aucune esquisse à amener à la vie, aucune endormie à délivrer.
Il fut, à la toute fin, le peintre d’une Méditerranée triste, écrasée sous un astre bas et lourd, immobile elle aussi, pas un bateau ne bouge – en attente mais de quoi ? frappée d’un interdit mais lequel ? se serait-elle résolue, tout entière, au parti pris des choses ? à cet érotisme retenu, à la fois virginal et impur, prêté par Moravia à son ami ? ou serait-ce (changement de programme !) la métaphore de ce temps suspendu, vacillant sur son axe, dont Althusser, encore, supposait qu’il était comme le souffle que l’on retient avant de s’affronter à la grande « coupure » ?
Cremonini, en vérité, était un peintre singulier, étranger aux modes de l’époque comme à celles de l’époque qui viendra, et à celles encore des suivantes.
Peu d’artistes contemporains auront été si insensibles à l’air du temps, si rebelles à l’esprit des abstractions, expressionnismes, figurations plus ou moins narratives, réalismes nouveaux ou non, qui défrayaient, chaque saison, la chronique.
Il exposait de Paris à New York, puis de New York à Paris, transportant partout ses « libertés au carré », imposant les fulgurances de ses « passages protégés » et faisant entendre sa langue secrète et déconcertante : tant pis si je suis le dernier des Romains, semblait-il dire ! ou le premier, ce qui revient au même, et pour parler en Baudelaire, dans la décrépitude de mon art ! je suis le contemporain de Piero della Francesca plus que de Francis Bacon, mon ami ! de la peinture métaphysique de De Chirico plus que des bleus de Klein ou de Monory ! je ne réponds ni à la commande, ni au désir de gloire, ni même au plaisir de peindre.
Il a payé ce retrait hautain d’une relative marginalité dans ce qu’il est convenu d’appeler le marché de l’art.
Puis, depuis sa mort, en 2010, d’un purgatoire dont je me réjouis d’avoir contribué à l’extraire lorsque j’ai exposé, à la Fondation Maeght, en 2013, sa Chambre ouverte à la mer.
Aujourd’hui s’ouvre, à Paris, où il aura finalement passé l’essentiel de sa vie, l’une des premières rétrospectives – Galerie T&L, rue Beaubourg – parcourant la totalité de son trajet et de son œuvre.
Que l’initiative en revienne à deux très jeunes gens, passeurs des rêves inaboutis de leurs aînés, me fait une double raison d’en saluer l’audace.
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