Si vous avez des réticences à l’égard du personnage social qu’on désigne souvent par ses initiales, BHL, oubliez-les et plongez dans Le Siècle de Sartre, une course folle dans ce XXe siècle qui s’éloigne, plus de 600 pages de passion, l’épopée d’un homme, d’une pensée, d’une existence, d’une liberté, d’une œuvre. Ce livre vous dira que, pour juger un écrivain, il faut toujours en revenir à ce qui est écrit – pour Bernard-Henri Lévy comme pour Sartre et bien d’autres –, de préférence aux images de ce « moi médiatique, le moi social, le personnage, le masque, […] dont Proust disait, comme aurait pu dire Sartre, qu’ils étaient “une création de la pensée des autres” ».
L’œuvre, cet objet singulier qui permet à chaque lecteur de penser, de repenser, sa propre vie, de « penser contre soi-même » — Bernard-Henri Lévy l’avait un peu mise de côté, il y a quelque dix ans, dans ses Aventures de la liberté. On avait le sentiment que les grands intellectuels et écrivains du siècle étaient, avant tout et peut-être seulement, des « engagés » de tous les mauvais côtés, des signataires de pétition qui se seraient sans cesse trompés. Bernard-Henri Lévy venait alors de passer la quarantaine et n’échappait pas aux embarras biographiques et historiques des « demi-siècles », décrits, dans son roman Le Secret, par Philippe Sollers : ceux qui ont eu vingt ans au tournant des années 60-70, qui ont pensé « changer la vie » et ont vu advenir – avec leur complicité parfois – une fin de siècle étouffante de médiocrité, un planétaire « ASTHME : argent-sexe-terreur-hystérie-mort-enfant ».
La cinquantaine venue, avec ce gros livre, Bernard-Henri Lévy écrit sa propre aventure de la liberté. C’est aujourd’hui qu’il est jeune, bien plus qu’il y a dix ans. « La vérité, précise-t-il à propos de Sartre, c’est qu’on met longtemps à devenir jeune, très longtemps à trouver ou à inventer son style. » Parcourir le siècle au côté de Sartre, c’est le contraire d’un retour en arrière, d’une commémoration, en cette année des vingt ans de sa mort (le 15 avril). C’est se donner les moyens d’imaginer le futur.
Il y a de multiples manières de lire ce foisonnant Siècle de Sartre guidé par un enthousiasme, un emportement, un élan vers Sartre contre la sinistrose ambiante, vers cette « liberté d’allure », ce « pied de nez aux tartuffes, aux pleurnicheurs professionnels, aux rabat-joie, aux Alceste, aux cancres de la religion du sérieux, qu’est le spectacle de cette vie menée au triple galop ». Chacun, selon ses propres passions, cherchera son chemin dans ce texte, lui aussi mené au triple galop, mimétique de ce destin dont il rend compte, sans en ignorer les contradictions, les fautes, les échecs, qu’il interroge inlassablement.
Pour Bernard-Henri Lévy, l’essentiel était de mener à bien une longue « enquête philosophique » sur « le dernier en date – le dernier tout court ? – des grands philosophes européens ». Enfant d’Althusser – maître auquel il redit son attachement –, Lévy veut « tenter de prendre la mesure de cette aventure compliquée, paradoxale, trouble qui porte le nom de Sartre ». Sans doute son « intérêt passionné pour le grand chantier en ruine qu’est [l’]œuvre philosophique » de Sartre risque-t-il de mécontenter : trop philosophique pour ceux qui n’y entendent rien, pas assez pour les philosophes. Du moins a-t-il le mérite de ranimer le goût des querelles, de provoquer les sartriens et les anti-sartriens, de continuer le débat sur Heidegger, d’inciter à reprendre les grands textes de la philosophie sartrienne, L’Être et le Néant et La Critique de la raison dialectique. On peut n’être pas assuré qu’il ait raison et pourtant le suivre avec bonheur dans son hypothèse des deux Sartre : le premier, anti-humaniste, libertaire, auteur d’une « entreprise sans précédent de déniaisement philosophique », le second, humaniste, croyant qu’on peut « imaginer un autre homme de meilleure qualité » et qu’à Moscou ou à Cuba on s’y emploie. La « conversion » aurait eu lieu pendant la seconde guerre mondiale, au Stalag. Il faut cependant relever que Bernard-Henri Lévy, au cours de son analyse, se détache de l’idée trop simple de deux Sartre successifs pour suggérer qu’ils sont souvent concomitants. Celui qu’il aime, c’est évidemment « le premier Sartre », « dont j’entends montrer maintenant, écrit-il, qu’il fut la liberté même ».
Pour parler de ce « monstre »-là, « le seul de sa génération à investir à la fois tous les genres […], le seul à occuper le terrain, tout le terrain disponible », Lévy commence, ce qui n’est pas courant, par un très bel hommage à Simone de Beauvoir et à leur histoire à tous deux : « Peu d’histoires d’amour furent, au XXe siècle, si singulières : peu, ceci expliquant cela, furent si méthodiquement salies par les crétins. » Il aura eu, à la faveur de la sortie de son livre, la confirmation, dans la presse, que la haine n’est pas apaisée, qu’on qualifie encore Beauvoir de « grande sartreuse » et autres surnoms sarcastiques. C’est probablement parce qu’il est emporté par son admiration, du moins on aime à le croire, que Bernard-Henri Lévy en vient à tracer un parallèle aussi étonnant que peu convaincant entre Sartre et Beauvoir d’un côté, Valmont et Merteuil de l’autre. On comprend d’autant moins ce lien avec les fascinants héros des Liaisons dangereuses que Lévy s’attache à expliquer le « contrat de transparence » passé entre Beauvoir et Sartre – rien à voir avec l’alliance Valmont-Merteuil –, s’interrogeant avec justesse sur les vertus de cette transparence, à laquelle on peut opposer que « la liberté c’est le secret ».
Si l’on regrette que Bernard-Henri Lévy ne s’arrête pas plus longuement sur deux essais littéraires majeurs de Sartre, le Saint Genet et L’Idiot de la famille, il répondra sans doute que son propos est d’abord philosophique. Pourtant, lorsqu’il s’attarde sur son admiration pour le romancier de La Nausée, lorsqu’il démonte cette fausse autobiographie qu’est Les Mots – le seul texte que sauvent ceux qui n’aiment pas Sartre – il est particulièrement brillant et émouvant, comme lorsqu’il évoque Joyce, « une machine de guerre contre l’idéologie de l’authenticité », analyse la figure paradoxale de Céline ou souligne l’importance de Gide, « comme une énorme aventure compliquée, contrastée, de langue et de pensée », à laquelle Sartre a dû s’arracher pour quitter le XIXe siècle.
Finalement, au terme de ce trépidant voyage, que souhaite Bernard-Henri Lévy ? « Justice pour Jean-Paul Sartre », c’est-à-dire justice pour la vie, contre ces petits maîtres qui nous accablent de leur déploration fin de siècle, contre les « ressentimentaux », en rangs serrés derrière Bourdieu, Debray et Finkielkraut, contre ceux qui prétendent penser le XXIe siècle en se servant du XIXe, pour liquider le XXe. Parier sur Sartre, ce serait comme un souffle de jeunesse, « royal cadeau à ceux qui entendent bien entrer dans une France qui aura, en effet, tourné la page de Maurras, Barrès, Péguy, Vichy et le reste ». Est-ce possible ? Lévy semble le croire et on a envie de le suivre. Envie d’abord, grâce à lui, de lire et relire Sartre, non comme un document historique, non pour clore « son » siècle, mais pour inventer, avec joie, le suivant.
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