J’ai dit ici même, il y a deux ans, et à cette date, les réflexions contradictoires que m’inspirait le développement du courant altermondialiste.
J’ai dit – et je n’en retire, bien entendu, rien – que, si tel ou tel aspect de son idéologie me semblait appeler d’expresses réserves, je me sentais d’accord, en revanche, avec nombre de ses buts affichés : taxe Tobin, effacement de la dette des pays les plus pauvres, libre accès de tous aux médicaments, défense des nations prolétaires.
Et ce n’est évidemment pas à l’heure du Liberia, à l’heure où la moitié, ou presque, de l’Afrique est en train de faire naufrage, ce n’est pas au moment où des zones entières de la planète sont menacées d’une sortie plus ou moins sanglante de l’Histoire universelle, que je vais marchander ma sympathie à ceux qui, même maladroitement, disent ne pas se résigner à cet insupportable état de choses.
Reste que deux ans, justement, ont passé et que le mouvement, loin d’avoir mis à profit ces deux années pour réfléchir, avancer, gagner en maturité, trouver peut-être des réponses aux questions qu’il se posait et se débarrasser, pour cela, de ses idées toutes faites, semble, comme on vient de le voir lors du rassemblement « Larzac 2003 », persévérer au contraire dans ce que son discours et ses pratiques pouvaient avoir de plus inquiétant.
Je passe sur l’étrange manifestation d’intolérance que fut le démontage musclé du stand du PS.
Je passe sur les aspects un peu ridicules de la grand-messe joséboviste : ce collectif d’intermittents invitant les 200 000 présents à s’exercer à « pousser un cri » – sic – « pour que la vie triomphe de l’OMC ».
Car c’est l’essentiel de l’événement, en fait, c’est tout ce Barnum de la contestation où la cause des mal logés côtoyait celle des producteurs de roquefort, et celle des Palestiniens le refus de la société de consommation, qui a choisi de se placer sous le signe de l’infantilisme politique, de la démagogie populiste la plus débridée et, en guise de main tendue aux déshérités de la planète, d’un narcissisme communautaire qui, parfois, frisa l’obscène.
Un exemple : le millier de militants qui, en une sorte de cérémonie mimétique censée reproduire, je suppose, la geste des grands manifestes de l’époque 121 et compagnie, vinrent avouer, la mine grave, qu’ils avaient « signé un engagement » pour « participer à des destructions de plants transgéniques ».
Un autre : José Bové qui, tout en prétendant, main sur le cœur, n’avoir aucune espèce d’ambition politicienne, reprenait les plus vieux trucs de la rhétorique syndicale la plus éculée pour prédire au gouvernement « un septembre, non pas chaud, mais brûlant ».
Un troisième : cet orateur qui, à en croire les comptes rendus de presse, confondait, comme au sombre temps de la gauche totalitaire et de sa politique du pire, la cause de la révolution avec celle de la paralysie pure et simple de toutes les tentatives visant à réformer la société française.
Les altermondialistes, en réalité, sont plus que jamais à la croisée des chemins.
Ou bien ils consentent à entrer dans la complexité du monde ; ils acceptent d’entendre que l’OMC, loin d’être, comme le veulent les plus ignorants de leurs leaders, le centre d’on ne sait quel complot, est l’un des rares lieux où, au contraire, peuvent être, et sont, contestées les décisions des pays les plus riches du monde ; ils font pression, en d’autres termes, pour que soient concrètement mises en œuvre quelques-unes des réformes capables de réduire le fossé de misère et de sang qui sépare les nations nanties du Nord des trous noirs de l’hémisphère Sud – et au lieu, comme Bové, d’appeler la grande armée des intermittents d’une lutte des classes de plus en plus spectaculaire à occuper la rue pour, le 6 septembre prochain, faire échouer le sommet de Cancun, ils se souviennent, par exemple, que le principe si essentiel du primat de la santé sur le commerce (donc de la diffusion gratuite des génériques) a déjà été affirmé par l’OMC, qu’il en sera de nouveau question à Cancun et que le vrai combat, notre combat à tous, devrait être, au lieu de saboter la rencontre, de tout faire pour que, justement, elle réussisse.
Ou bien ils continuent de psalmodier leur haine d’un « libéralisme » devenu, à les en croire, le visage même de la barbarie ; ils refusent toujours de voir que ce libéralisme qu’ils exècrent, avant d’être l’autre nom de la dictature des marchés, est le principe même de l’Etat de droit, du pluralisme politique, de la liberté de croyance et de critique, des droits de l’homme ; ils persistent à croire, ou à faire semblant de croire, que les vrais ennemis du genre humain s’appellent, non Saddam Hussein, ou Charles Taylor, ou Fidel Castro, mais Tocqueville et Montesquieu ; et alors, non contents de ne rien faire en faveur de ces peuples du Sud dont ils se prétendent les hérauts et qui ne seront bons qu’à leur fournir des slogans avantageux, ils renoueront, je le répète, avec cette politique du pire qui a toujours fini par être celle des temps obscurs de la gauche européenne et ils ne serviront, pour l’heure, qu’à accélérer encore un peu plus la décomposition du politique et la montée des extrémismes qui va toujours avec.
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