Cher Ara Toranian. Madame la ministre Christiane Taubira. Chers amis.
C’est une vraie surprise, cette « médaille du courage » que vous venez de me remettre ; et j’en suis à la fois très heureux et très bouleversé.
La vérité, d’ailleurs, c’est que je suis, d’une façon générale, très ému par ces rassemblements du souvenir auxquels vous me faites, chaque fois, l’honneur de me convier.
J’étais ému à la Mutualité, il y a huit ans.
J’ai été ému, remué, lors de chacun de nos rassemblements devant le Sénat.
Et c’est la même émotion qui m’étreint, aujourd’hui, en vous voyant venus si nombreux dans ces Salons Hoche que je ne connaissais jusqu’ici que par leur apparition fugitive dans les correspondances de Proust ou de Gide – et où vous organisez ce dîner du souvenir qui, d’après ce que j’ai compris, doit devenir une sorte d’institution.
Ce qui me frappe, chaque fois, c’est cet entêtement à ne pas oublier, cette obstination à célébrer, cet entêtement à être, comme dit un autre écrivain qui m’est cher, un poète celui-là, mais qui en savait long sur l’effroyable mystère de la mort sans sépulture, les « tombeaux de vos morts ».
Car rien n’est moins naturel, si l’on y réfléchit bien, que de cultiver, un siècle après, la mémoire d’ancêtres disparus, partis en fumée, sans trace ni archive.
Cela va contre le bon sens chrétien qui prescrit, comme vous savez, de laisser les morts enterrer les morts.
Cela va contre la sagesse antique qui estimait que, s’il y avait un devoir, ce n’était pas le devoir de mémoire mais, au contraire, le devoir d’oubli : rappelez-vous Thrasybule, le plus grand général athénien, demandant, après la chute des Trente, que l’on exige des citoyens le serment : « Je ne rappellerai pas les malheurs » ! rappelez-vous Isocrate énonçant la loi de l’époque : « Exécution sommaire de l’exilé qui, de retour à Athènes, aurait l’imprudence de rappeler les crimes passés » ! rappelez-vous Plutarque, dans son Sur les délais de la justice divine, consacrant des pages subtiles, complexes, presque tortueuses, à « régler » cette question de la culpabilité, de la justice, donc de la mémoire à travers les générations.
Cela va contre la pensée moderne – à commencer par Nietzsche qui pensait, lui aussi, qu’il y a un devoir, non de mémoire, mais d’effacement et que la mémoire obstinée est la définition même du ressentiment.
Or, pourtant, vous le faites.
Vous vivez vos vies de vivants, vous vivez vos vies d’heureux du monde, vous avez vos vies de femmes et d’hommes normaux avec le lot habituel, comme chacun d’entre nous, de bonheurs et de chagrins – et puis vous avez cette deuxième vie, cette vie parallèle, avec ces morts qui ne vous quittent pas ou que, plus exactement, vous vous refusez à abandonner.
Et quand je dis qu’il y a de la beauté dans ce geste, je ne pense pas seulement à la piété de la démarche, ni à la fidélité dont elle témoigne, mais je pense – pardonnez-moi – à sa beauté formelle et presque « conceptuelle ».
Car le propre d’une mémoire c’est de s’éteindre peu à peu.
La pente naturelle de la mémoire est de partir en fanfare et de s’étioler, de pâlir.
Or, quand on regarde bien, les Arméniens ont fait exactement le contraire.
Vous vous souvenez de la phrase d’Hitler : « Qui se souvient encore du génocide des Arméniens ? »
Eh bien, en un sens, il n’avait pas tort.
Presque personne, à l’époque, ne se souvenait, en effet, du génocide des Arméniens.
C’était une mémoire en train de s’effacer. C’était une mémoire que peu, très peu, entretenaient.
Et le prodige est que vous lui avez donné, ensuite, tort ; vous avez remonté la pente ; vous avez construit pas à pas cette mémoire, oui, je dis bien que vous l’avez construite – et pas seulement conservée, recueillie, ou cultivée.
Il y aurait toute une histoire à écrire de cette construction de la mémoire.
Il faudrait raconter le temps, donc, du recouvrement et de l’oubli ; celui des traces qui reviennent comme les épaves d’un ancien naufrage ; celui du déni, du refus de voir et même de nommer ; il faudrait raconter comment on résiste à ça, comment on résiste au risque de devenir fou avec tous ces morts qui vous hantent mais qui n’ont plus de nom, ils n’ont pas de tombe, et pas de nom non plus – et il faudrait raconter comment on oppose à la marée de ce déni une mémoire de mieux en mieux construite.
C’est cela la beauté dont je parle : c’est une beauté humaine ; c’est une beauté faite de noblesse et de piété ; mais c’est une beauté, aussi, presque « épistémologique » – cette mémoire dont vous êtes les porteurs, cette mémoire que vous avez reconstruite pas à pas, pierre à pierre, cette mémoire que les enfants des assassins avaient presque réussi à rayer de l’Histoire mais que vous êtes parvenus à sauver, rebâtir, réhabiliter, il faudrait l’enseigner dans les manuels de philosophie, il faudrait la donner en exemple aux survivants de tous les autres massacres et c’est, en tout cas, ce qui me bouleverse dans chacun de ces rassemblements auxquels vous me faites l’honneur de me convier.
Alors, bien sûr, cette construction d’une mémoire n’est pas propre aux Arméniens. Elle est propre (quoique, chaque fois, dans des formes différentes et moyennant des « variantes » décisives) à tous les peuples génocidés, en particulier le peuple juif – et c’est de cela que je veux aussi vous dire un mot ce soir.
Car il y a toute une histoire aussi, et ô combien riche, et ô combien intense, des rapports entre juifs et Arméniens.
Il y a Henry Morgenthau, le diplomate courage, ambassadeur américain en poste en 1915, qui fut un peu le Jan Karski, la voix les ténèbres, des Arméniens exterminés – l’un de ses textes s’appelle « La plus grande horreur de l’Histoire » et il fut parmi les premiers.
Il y a les Nili d’Aaron et Sara Aaronsohn, ces jeunes pionniers du Yichouv, l’État juif naissant, qui formaient une sorte de réseau d’intelligence au service des Anglais et qui racontèrent, dans des textes insoutenables, les caravanes de femmes et d’hommes qui passaient sous leurs yeux et allaient au calvaire, les grands bûchers dressés par les « soldats tcherkesses » pour brûler les corps plus vite, l’ingéniosité dans la barbarie, son caractère visiblement programmé.
Il y a Raphaël Lemkin, le juriste polonais, qui invente le concept de génocide, l’impose à Nuremberg et à l’ONU – et fait cela dans le double miroir de la destruction des juifs d’Europe, d’une part, et du procès, d’autre part, de l’assassin de l’ex-grand vizir coresponsable du massacre des Arméniens.
Il y a inversement le legs des Arméniens aux juifs – eh oui ! l’histoire marche dans les deux sens ! et vous avez, par exemple, ce personnage énorme, très peu connu, dont l’histoire reste également à écrire et qui s’appelle James Malcolm : proche de Mark Sykes, le Sykes des accords Sykes-Picot, il avait un rêve, un grand dessein, qui était d’initier une grande fédération arabo-arméno-juive – et il fut, à ce titre, l’un des initiateurs de la Déclaration Balfour.
Pourquoi est-ce que je rappelle cela ?
Parce que nous vivons une sale époque qui est celle de la compétition des victimes.
Parce que nous sommes envahis par l’idée, propagée par des esprits courts, ou des salopards, ce qui revient parfois au même, selon laquelle il n’y aurait pas de place dans une même âme pour plusieurs compassions.
Et parce que, de partout, on nous intime de choisir : les Juifs ou les Palestiniens ; les victimes de la Shoah ou celles de l’esclavage ; les Rwandais ou les Darfouris ; j’en passe…
Alors, je ne vais pas rappeler, ici, l’obscène absurdité de cette idée.
Je ne vais pas rappeler – je l’ai maintes fois fait – comment elle est l’une des pierres d’angle, en particulier, du néo-antisémitisme.
Je ne vais pas non plus répéter que c’est précisément quand on a, bien en tête, la mémoire d’un génocide qu’on a aussi, comme disait Walter Benjamin, les « avertisseurs d’incendie » qui nous rendent sensibles à n’importe quel autre génocide, ou commencement de génocide, ou menace génocidaire, ou, tout, simplement, massacre – rappelez-vous le Darfour, justement ! le Rwanda ! rappelez-vous la Bosnie ! rappelez-vous comment ce furent, chaque fois, des femmes et des hommes qui avaient, chevillé à l’âme, le devoir de mémoire de la Shoah, qui sonnèrent le tocsin et se mobilisèrent avec le plus d’ardeur !
Ce que je veux dire, en revanche, c’est qu’il y a dans cette fraternité judéo-arménienne, dans ce lien tissé au fil des âges et que vous filez encore, ce soir, en me demandant de prendre la parole lors de cette soirée si importante, un démenti parmi d’autres, mais particulièrement éclatant, à cette lèpre de l’esprit qu’est la concurrence victimaire.
Il y en a d’autres, je le répète.
Heureusement, il y en a d’autres.
Mais celui-là est de taille et, malheureusement, trop peu connu.
Qu’il soit dit que c’est un juif qui se tient aujourd’hui auprès de vous.
Qu’il soit dit que ce juif ne se sentira pas en repos tant que ne sera pas pleinement reconnu le génocide des Arméniens : je dis bien « pleinement » – c’est-à-dire tant que sa négation ne sera pas pénalisée, comme la négation de la Shoah, ou celle du génocide des Tutsis au Rwanda, par une loi en bonne et due forme.
Et que cela soit une leçon pour tous les imbéciles que je vois tomber dans le piège qu’avait si bien vu Marc Bloch quand, à la veille de son supplice, il disait : « C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit d’enfermer plus d’une tendresse. »
Et puis je veux vous dire une troisième chose, peut-être la plus importante.
J’ai beaucoup réfléchi à cette affaire de négationnisme et au mur sur lequel vous vous heurtez depuis, maintenant, un trop grand nombre d’années.
Ce mur, ce n’est pas tellement celui des cœurs.
Ce mur, ce n’est pas tellement celui de la volonté mauvaise des uns ou des autres.
Et je suis d’ailleurs frappé de voir comment les personnages politiques de premier plan en France sont, au fond d’eux-mêmes, gagnés à votre cause – c’était le cas du président Sarkozy qui a tellement voulu, vous vous en souvenez, la loi de pénalisation ; et on en a eu, cette semaine encore, une nouvelle preuve avec l’attitude du président Hollande rendant visite à Rakel Dink, veuve de Hrant Dink, ce journaliste assassiné en 2007 parce qu’il exhortait ses compatriotes à faire leur travail de mémoire.
Non.
Il y a un mur, un seul, et c’est la Turquie.
Il y a un mur, un seul, et ce sont les pressions, les chantages, le lobbying, exercés par l’État turc.
Il y a un mur, un seul, et c’est cette figure, unique dans les annales des génocides, effrayante, qu’est le négationnisme d’État turc.
Et il y a, à partir de là, une clef et une seule, et cette clef se trouve, très logiquement, en Turquie – je veux dire : dans la société civile turque.
Mon sentiment, si vous préférez, est qu’il faut continuer de se battre pour la pleine reconnaissance du génocide.
Il faut continuer de réfléchir au moyen de faire appliquer la volonté du peuple français telle qu’elle s’est exprimée, par deux fois, par deux votes, dans nos deux assemblées.
Et je vous répète que, pour ma part, je serai à vos côtés dans toutes les démarches que vous entreprendrez en ce sens dans les mois (j’espère que ce ne sera pas des années !) à venir – je pense, par exemple, à la directive européenne adoptée en 2008, enterrée par la ministre Alliot-Marie, et dont l’adaptation à la législation française est, à mes yeux, une obligation.
Mais je crois que la bataille décisive, celle qui vous délivrera de votre insoutenable fardeau, celle qui fera que la communauté arménienne de France ne sera plus cette éternelle Antigone courant après la tombe absente d’un Polynice qui aurait le visage, non d’un frère, mais d’un million et demi d’arrière-grands-parents sans sépulture, est une bataille qui doit se jouer à la source, c’est-à-dire en Turquie même.
Comment ?
Il y a beaucoup de moyens.
Reconnaître les Justes et les célébrer : c’est un moyen et vous l’avez fait quand, par exemple, en 2005, vous avez remis à Ragip Zarakolu, le patron des éditions Belge, votre médaille du courage.
Expliquer que c’est non seulement votre sort qui se joue, mais le leur, celui des Turcs, car un peuple qui en opprime un autre n’est jamais un peuple libre : c’est un autre moyen et c’est ce qui commence de se dire, à Istanbul, chez ceux de la place Taksim qui disent à Erdoğan : « Dégage. »
Faire que se multiplient les échanges, les voyages de la mémoire : c’est encore un moyen – Gilles Hertzog n’a-t-il pas raconté, dans un beau reportage paru dans La Règle du jeu, que, depuis vingt ans qu’existe le mémorial du génocide à Erevan, seuls quelques centaines de Turcs ont fait le voyage mais que tous, quand ils ont vu, de leurs yeux vu, ce qui s’est perpétré en leur nom, ont pleuré ?
Allez, je me lance.
Je lance une idée très concrète, très précise.
Il y a, contrairement à ce qu’on nous raconte, toute une petite activité qui n’a jamais complètement cessé autour des trente-cinq « chapitres » conditionnant l’adhésion de la Turquie à l’Europe.
Les discussions, peut-être pas les négociations, mais les discussions, sont au ralenti mais elles ne sont absolument pas, comme on le dit, au point mort.
Eh bien je serais vous, je monterais à l’étage du dessus et m’adresserais aux autorités européennes elles-mêmes (Parlement, Commission, Conseil de l’Europe, peu importe) et, lobbying pour lobbying, je formulerais deux exigences.
Gel absolu, d’abord, des pourparlers tant que ne sera pas reconnu, clairement et pleinement reconnu et nommé, le génocide des Arméniens.
Et puis création, ensuite et surtout, d’un trente-sixième chapitre consacré à aider la société civile turque à faire ce travail de mémoire dont parlait, avant-hier, François Hollande.
Concrètement, j’imagine un fonds européen placé sous l’autorité, sinon d’un commissaire à la Mémoire, du moins d’une émanation du Commissariat à l’élargissement qui aurait pour tâche, par exemple, de traduire en turc, et de faire circuler en turc, les travaux des historiens auxquels n’a pas accès la société civile turque.
Ou de se porter acquéreur de toute cette part de l’archive du génocide qui dort depuis un siècle, comme en Allemagne, dans les cartons, les placards, les greniers des familles turques à qui l’on adresserait un solennel appel à témoin – c’est ce qu’a fait, en Allemagne, il y a vingt ans, Jan Philipp Reemtsma et il en a tiré une exposition de photos qui eut l’effet d’un tremblement de terre dans tout le pays.
Ou même de financer, sur le modèle des voyages à Auschwitz, des voyages de la mémoire pour tous les Turcs qui le souhaiteraient et qui n’en ont, peut-être, ni l’opportunité, ni l’idée, ni les moyens.
Je ne sais pas à quelle échéance cela marchera. Mais je sais que c’est la clef.
Je sais que c’est la seule solution, à terme, pour que vos têtes, si dures soient-elles, ne se fracassent pas contre les murs d’une Europe sans âme et sans honneur.
Je sais que c’est cette nouvelle bataille qui empêchera que l’on fige la communauté arménienne, à jamais, dans le destin de cette éternelle Antigone et le peuple turc, à jamais aussi, dans celui d’un éternel Créon – ce qui, entre nous soit dit, ne vaut guère mieux et conduit, selon Sophocle, à la folie.
N’oublions jamais que c’est le même mot qui, chez Sophocle, signifie le souvenir et la folie : gagner la bataille du souvenir pour empêcher que les Arméniens, les Turcs et, peut-être, les Européens ne deviennent fous – telle est, plus que jamais, la tâche.
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