À cinquante kilomètres de la frontière tunisienne, au cœur du djebel Nefoussa, la caserne de Jweibya, à mi-chemin de la ville arabe de Zintan et de la ville berbère de Nalout. Ce sont deux cents chars qu’y a laissés, dans sa déroute, l’armée de Kadhafi. Sauf qu’ils présentent une particularité, ces chars, qui, lorsqu’ils en ont pris possession, ont plongé les insurgés dans la perplexité : à tous manque le même « percuteur » qui leur permet, en principe, de tirer. Que s’est-il passé ? Sabotage de la part d’une troupe adepte, comme partout dans le djebel, de la politique de la terre brûlée et qui aurait trouvé le temps, avant de se replier, de démonter les deux cents percuteurs (on nous en montre vingt, repêchés dans un bassin) ? Ou bien les tanks ont-ils toujours été comme cela – Kadhafi se méfiant de ses propres soldats et accumulant les armes sophistiquées comme autant de jouets merveilleux mais cassés (ou comme autant de leurres, d’armes fantômes, absurdement trafiquées et, d’emblée, hors d’usage) ?

C’est la route de Gharian, le dernier verrou avant Tripoli. C’est la route normale. Celle qui file sur la crête, laissant à sa droite et à sa gauche toutes les villes de la région comme pour bien signifier que les artères, dans ce pays, étaient moins faites pour circuler que pour quadriller, contrôler, occuper l’espace intérieur (des routes pour les chars, pas pour les gens…). Et voilà qu’ici, à Al-Rehebat, une flèche jaune, puis un double zéro peint en blanc indiquent que le macadam devient, sur deux mille six cents mètres, jusqu’à cette autre ligne, rouge celle-là, derrière le combattant à la cartouchière en train de crier « Vive la France ! », une piste d’atterrissage. Il était 18 heures quand l’avion s’est posé (en provenance de Benghazi) ; 19 heures quand il a redécollé (reprenant à son bord une vingtaine de survivants de Jabrah, l’une des villes les plus systématiquement bombardées par Kadhafi). Entre-temps, il aura déchargé une trentaine de caisses bâchées kaki que des hommes légèrement armés ont entassées dans des pick-up filant, aussitôt, sur Zintan, la capitale de la zone. Nous sommes les premiers à être témoins de cette scène. Elles sont là, les fameuses livraisons de matériel militaire dont la France a fait état le mois dernier.

On trouve tout dans les ruelles de Zintan où nous a conduits le colonel Mokhtar Khalifa, commandant en second de la défense de la ville et qui nous a accompagnés toute la journée, un Coran dans une main et un colt dans l’autre. On trouve des caisses de munitions vides empilées dans une cage d’escalier. Un cylindre de fer blanc, cinquante centimètres de hauteur, vingt de diamètre, étiqueté « 1 igniter for napalm bomb », qui a été retrouvé dans un fortin de Bir Ghanam et qui semble indiquer que Khadafi dispose de la plus sale des armes sales. Et puis des pick-up comme celui où nous nous trouvons et où ont été oubliées des roquettes de fabrication russe probablement prises, elles aussi, à Kadhafi. Le djebel Nefoussa ne manque plus vraiment d’armes. Il a quelques-uns des meilleurs combattants de la Libye libre mais il a aussi des armes, tantôt prises à l’ennemi, tantôt livrées par la coalition. Ce qui manque, alors, à ces hommes pour descendre dans la vallée et marcher sur Tripoli ? « Le feu vert de l’OTAN », nous a dit Oussama Djewel, le supérieur du colonel Khalifa. Et le renfort de Misrata dont les troupes, à l’est, prendront, avec eux, la capitale en tenailles.

Zintan encore. Une école transformée en prison militaire. Nous avons pris l’élémentaire précaution, avant d’interroger ces hommes, de faire sortir leurs geôliers. Pas de récits faisant état de mauvais traitements. Des plateaux-repas en plastique qui arrivent pendant que nous sommes là – riz, poisson pané, poivron. Et un témoignage au moins qui dit une unité de chars avançant vers une tranchée rebelle avec, sur ses arrières, autant de snipers que de tankistes (ceux-là menaçant ceux-ci de les abattre à la moindre velléité de recul ou de fraternisation avec l’ennemi). Dans la pièce voisine, il y a d’autres prisonniers, en nombre égal, mais venus, eux, du Niger, du Tchad, du Soudan. Une indication sur la proportion des mercenaires dans l’armée dite « loyaliste » ? L’aveu d’un Kadhafi s’entourant, tels les rois normands de Palerme, d’une garde sarrazine dont il sait qu’elle n’aura, elle, d’autre choix que de se battre jusqu’au bout ?

C’est le poste le plus avancé de la première ligne de front, soixante kilomètres après Zintan, à Goualich. Ces hommes sont des civils qui ont récupéré leurs uniformes sur des kadhafistes prisonniers. Comme leur cinquantaine de camarades hors de vue mais qui tiennent la ligne avec eux, ils ont été formés au camp voisin de Jadu. Ils n’avaient, avant cette guerre, jamais touché une arme de leur vie. Et c’est pourtant eux qui, la nuit dernière, Arabes et Berbères en nombre presque égal, au coude à coude, ont, au terme d’un combat acharné, déjoué l’assaut des kadhafistes et les ont repoussés jusqu’à Al-Assaba, après la vallée, sur le promontoire d’en face. Le front, en cette fin d’après-midi, est plus calme. Les insurgés, qui se sont arrêtés pour prier, vont, dans une heure, depuis une pièce d’artillerie cachée, à droite, de l’autre côté du poste de guet, tirer trois roquettes. Ils essuieront deux tirs en retour, plus puissants mais trop longs. Avec nous Ali Zeidan, émissaire du Conseil national de transition, qui a profité de la circonstance pour venir signifier l’autorité de Benghazi et qui fait un discours appelant à l’unité de tous les groupes de résistance et des fronts. C’est l’heure des adieux. Je suis là, en train de m’engager à me faire l’écho, comme Ali, à mon retour, mais auprès de l’opinion et des institutions de mon pays, de cette volonté unitaire et de cette détermination à vaincre.

Kabao. Tombée du soir. C’est la rue principale d’une localité qui fut l’une des plus belles de la région. Elle comptait dix mille habitants avant la guerre. Dans les greniers de boue séchée, de gypse et de pierre rouge non taillée de la vieille ville, se tenait, chaque année, un festival de culture berbère. Aujourd’hui, c’est une ville morte. Pas une maison d’hôtes. Pas un commerce. Une station-service à demi détruite, dont il a fallu chercher le pompiste jusqu’à minuit pour, à la fin, négocier cinq bidons qui nous ramèneront jusqu’à la frontière. Ali, l’ami qui nous conduit depuis Djerba et qui semblait si impatient de nous montrer sa ville, la voit soudain avec nos yeux et semble s’excuser : « je n’ai plus de voisins, c’est vrai ; et moi-même, j’avoue que j’ai mis ma famille à l’abri, en Tunisie ; mais il en faudrait peu pour que renaisse Kabao ; il suffirait que l’OTAN bombarde, par exemple, les pièces d’artillerie qui, depuis Al-Jawsh et Tiji, l’ont réduite à cet état de ruines et continuent de la tenir sous le feu – écoutez. » La guerre n’est pas finie. Le djebel Nefoussa n’est encore, à Kabao, que l’ombre – vive – de la Libye libre.


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