JOSETTE ALIA : Une question, avant d’en venir à votre grande enquête sur la mort de Daniel Pearl. La guerre anglo-américaine en Irak se termine sur une victoire américaine et sur la chute du dictateur irakien. Diriez-vous encore, aujourd’hui, que George W. Bush s’est trompé d’adversaire en attaquant Saddam Hussein ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Oui, bien sûr. La victoire ne change rien à cela. Même si je suis évidemment très heureux de voir le peuple irakien libéré de son bourreau. Mon enquête au Pakistan s’est étalée sur un an, et chaque fois que je revenais à Paris, que j’entendais la clameur du débat pour ou contre cette guerre, j’éprouvais un sentiment très fort d’irréalité. Je sentais qu’on était en présence d’une erreur de calcul historique, d’un malentendu énorme, comme si l’esprit du temps avait envoyé dans le ciel de nos préoccupations une sorte de leurre qui s’appelait Saddam Hussein.
Pour moi qui revenais de la maison du diable, c’est-à-dire du Pakistan, où des groupes fanatiques préparent une future guerre autrement dangereuse, il était clair que les États-Unis se trompaient de cible. Avec ce dictateur vieillissant et déjà largement désarmé, on nous rejouait l’automne du patriarche. Mais en fait on se trompait d’époque. Nous ne sommes plus au temps de Jimmy Carter. Les « États voyous » d’aujourd’hui ne sont plus la Libye, l’Iran ou l’Irak. Mais le Pakistan, l’Arabie Saoudite, le Yémen et la Corée du Nord, où se concoctent les barbaries nucléaires du XXIe siècle. C’est cela que Daniel Pearl était en train de découvrir. C’est pour cela qu’il a été assassiné. Et c’est ce que j’ai découvert à mon tour en remettant mes pas dans les siens.
Connaissiez-vous Daniel Pearl ?
Je pense l’avoir croisé une fois, à Asmara, il y a quelques années. C’était un jeune Américain chaleureux, sympathique, ultraprofessionnel. Mais je n’ai su que bien plus tard à quel point ses combats étaient les miens. Sa mort, je l’ai apprise à Kaboul, dans le bureau d’Hamid Karzaï. Là, tout d’un coup, j’ai éprouvé pour ce mort inconnu une empathie immédiate, totale. Et j’ai tout de suite pressenti qu’il ne s’agissait pas juste de l’enlèvement d’un journaliste américain par des islamistes qui perdent les pédales et décident de tuer finalement leur otage – j’ai très vite senti qu’on était au cœur d’une affaire énorme. Alors j’ai décidé de reprendre le fil de son enquête. De finir, en quelque sorte, son boulot. Sans savoir, bien entendu, jusqu’où cela me conduirait.
Vous aimez Danny, pourtant c’est son assassin, Omar Sheikh, qui vous fascine. Ce jeune Anglo-Pakistanais de famille aisée, très occidentalisé, brillant élève de la London School of Economics, talentueux trader de la City de Londres, qui pour des raisons inconnues devient un beau jour la tête pensante d’une des plus sanglantes sectes du terrorisme islamiste international, visiblement vous intrigue. Mais à trop vouloir le comprendre, ne craignez-vous pas d’entrer dans sa folie ou, pis, dans sa logique ?
C’est le risque, forcément, et il faut s’en garder. Mais quoi de plus essentiel, en même temps, que d’essayer de démonter le mécanisme de l’abjection, de deviner ce qui se passe dans la tête d’un possédé moderne ? Omar est intéressant parce qu’il porte à l’extrême les traits ou les pulsions de ces personnages énigmatiques que sont un Oussama Ben Laden ou un Mohammed Atta. Pourquoi ces jeunes musulmans, frottés à la culture occidentale, virent-ils brusquement au fanatisme le plus sombre ? Les « djihadistes » de haut niveau seraient-ils les enfants naturels de l’islam et de l’Occident, de l’obscurantisme et des lumières ? Si tel est le cas, si le personnage d’Omar est, comme je le crois, archétypal, alors quelle leçon ! Danny Pearl est le visage lumineux de l’Amérique que j’aime. Mais Omar Sheikh, c’est l’autre côté du miroir, la face sombre et mystérieuse du mal – et d’un mal qui en même temps ne nous est pas absolument extérieur. Ses lectures, ses goûts, ses amis, son imaginaire, tout est européen en lui. C’est un Anglais tendance Doddy al-Fayed, le fameux fiancé de la princesse Diana. Sauf que lui devient le « fils préféré » de Ben Laden et enferme sa femme sous la burqa !
Finalement, vous avez éclairci ce mystère ?
J’ai remonté son parcours, interrogé ses proches, lu son Journal, essayé par tous les moyens de le voir. Mais je n’arrive pas à conlclure. C’est comme quand on essaie de comprendre le passage au fascisme d’un Drieu la Rochelle, de deviner pourquoi il part pour Berlin au lieu d’aller à Moscou…
Là c’est différent. Vous ne pouvez pas ignorer que la métamorphose d’Omar passe par un basculement dans un islamisme radical. Est-ce un hasard ?
Évidemment non. Chose curieuse, j’ai découvert que Danny et Omar lisaient au même moment le même livre, celui de Samuel Huntington, qu’ils découvrent l’un dans la détestation, l’autre dans la fascination. Pour Danny, cette histoire de guerre des civilisations est la thèse même qu’il faut combattre, parce que si on la prend au sérieux elle précipitera le monde dans la catastrophe. Pour Omar, c’est au contraire la voie de la vérité, Huntington devient, comme Ben Laden, un apôtre musulman du clash des cultures. Là encore les deux personnages se font face, à l’aube de ce conflit qui commence et qui nous concerne tous…
Vous entrez ensuite dans le cœur de l’enquête, la description des multiples réseaux, politiques, terroristes, financiers, qui constituent la pieuvre : Al-Qaïda. Ce monde ne vous est pas inconnu, à vous qui parcourez depuis trente ans les chemins du Sud-Est asiatique. Y avez-vous pourtant fait des découvertes ?
D’abord Binori Town. C’est, à Karachi, le haut lieu de la spiritualité sunnite, une immense madrasa où ont été formés les plus hauts chefs talibans, un lieu sacré, en principe interdit aux non-musulmans et où je suis entré un peu par hasard, sur un malentendu rocambolesque dont je raconte le détail dans le livre. Sauf que j’y ai vu des terroristes en armes, des caches, des entrées de souterrains. On y trouve un studio d’enregistrement et un hôpital, où s’est sans doute fait soigner Ben Laden en fuite. Bref, un sanctuaire militaire du terrorisme, à 500 mètres du consulat des États-Unis.
Cela vous étonne ?
À ce point, oui. Je ne pensais pas que les liens étaient si étroits, qu’on pouvait parler le matin à des hommes de religion qui devenaient le soir des assassins. De même que cette gangrène invisible qui fait que le vrai pouvoir, au Pakistan, est entre les mains des services secrets, eux-mêmes liés à Al-Qaïda, je ne l’imaginais pas non plus. Pervez Musharraf ne tient pas son pays. Lorsqu’il promet à Bush, dans une conférence de presse à la Maison-Blanche, qu’il a « de bons espoirs de voir libérer dans les prochaines heures le journaliste américain disparu », ce dernier est mort depuis quatorze jours, victime d’un crime d’État – et Musharraf est alors clairement manipulé par ses propres services secrets.
Je n’imaginais pas non plus la nature, l’ampleur et la puissance des réseaux financiers d’Al-Qaïda. Contrairement à ce que l’on raconte aux musulmans pieux, Ben Laden n’a pas sacrifié sa fortune personnelle sur l’autel de sa cause. Il s’y est au contraire enrichi. Car le djihad est un business, une mafia, un réseau d’extorsion de fonds à l’échelle de la planète. Blanchiment d’argent sale à Dubaï, impôt sur le trafic de drogue en Afghanistan, escroquerie financières et spéculations à la baisse la veille du 11 septembre à Londres ou à New York… J’ai des preuves concrètes de cela. Des témoignages précis. Vous me direz qu’il est naïf de s’en scandaliser, que de toute façon on ne peut rien y faire. Je ne sais pas. Mais je sais que Dubaï et l’Arabie Saoudite sont des plaques tournantes pour ces réseaux terroristes, et que les moyens de contrôle et de rétorsion existent.
Ils ont été employés, si je me souviens bien, après le 11 septembre, lorsque a été décidé le gel des comptes suspects…
L’opération, annoncée trop à l’avance, a aussi été très lente. Les terroristes ont eu mille fois le temps de s’y préparer. Savez-vous combien il restait sur le compte d’Ayman al-Zawahiri, le financier égyptien d’Al-Qaïda ? 252 dollars ! De quoi donner raison à Ben Laden, qui déclarait le 28 septembre dans Ummat, un quotidien en ourdou de Karachi : « Al-Qaïda est riche de jeunes gens modernes et éduqués qui connaissent les failles du système financier occidental et savent le moyen de les exploiter. Ces failles, ces faiblesses sont comme un nœud coulant qui étranglera le système. »
Revenons à Daniel Pearl. Puisque vous avez refait son enquête, avez-vous éclairci le mystère de sa mort, que vous qualifiez de « crime d’État » ?
Crime d’État oui, je m’en explique longuement. Pour faire court, Daniel venait – dans son dernier article, publié le 24 décembre 2001 dans le Wall Street Journal – de lever un fameux lièvre. Il y raconte comment, à la fin du mois d’août 2001, un ancien patron des services secrets pakistanais, Hamid Gul, a rencontré à Kaboul un certain Bashiruddin Mahmoud, islamiste, savant de grand renom, patron jusqu’en 1999 du Commissariat à l’Énergie atomique pakistanais, qui avait déjà, au début d’août 2001, rencontré Ben Laden à Kandahar. L’article de Pearl n’a pas grand écho aux États-Unis. Mais il alarme, à Karachi, ceux qui ne tiennent pas à voir établir ce lien entre Al-Qaïda, les services secrets pakistanais et un savant atomiste pakistanais d’envergure.
Est-ce que vous n’allez pas un peu loin ?
Autre cas. Celui d’Abdul Qadir Khan, l’Oppenheimer pakistanais, le vrai père de la bombe, qui est aussi un membre tout à fait connu d’une organisation terroriste, le Lashkar-e-Toiba, constitutive du premier cercle d’Al-Qaïda. Il faut savoir qu’il a établi une coopération scientifique, de 1986 à 1994, avec l’Iran des ayatollahs : qu’il s’est rendu à plusieurs reprises « en touriste » en Corée du Nord, où cet éminent spécialiste de la fabrication de plutonium à partir de l’uranium a gardé ses « amis » ; que ces échanges entre Pakistan, Al-Qaïda et Corée du Nord – savoir-faire contre missiles – sont à Lahore ou à Karachi des secrets de Polichinelle ; et surtout que, pour lui et les autres, pour ces savants fous et fanatiques, la bombe pakistanaise n’est pas pakistanaise mais islamiste, appartenant de droit à la oumma tout entière. On imagine le cauchemar qu’ils appellent de leurs vœux. Pour ces gens, donner à Ben Laden les moyens de se doter d’armes de destruction massive ne serait pas une trahison, mais un acte de fidélité et presque de piété.
Il me faudrait des preuves…
Elles sont dans l’article de Daniel Pearl. Puis dans le chapitre de mon livre qui en poursuit les hypothèses. Souvent, on se demande : que se passerait-il si les islamistes prenaient le pouvoir au Pakistan et faisant main basse sur ses armements nucléaires ? Eh bien la découverte de Pearl, puis la mienne, est très exactement celle-ci : le pouvoir, ils l’ont déjà ; les codes nucléaires, ils les connaissent puisque ce sont eux qui les ont inventés ; ils savent où sont les sites, leur nombre de têtes de missile, l’emplacement des vecteurs puisqu’ils les ont eux-mêmes dessinés sur les cartes du pays avant de les installer ; pis, ils ont intégré le facteur nucléaire dans leur idéologie à la fois confuse et implacable, qui croise dans un savant mélange la terreur et la fois.
On peut espérer que la mise en œuvre d’une attaque nucléaire requière malgré tout des moyens encore hors de portée de ces groupes terroristes…
Évidemment. Et il ne faut surtout pas être catastrophiste. Mais la menace est là. Une bombe sale, de portée moyenne, est d’ores et déjà possible. J’ai également écrit ce livre pour tenter d’attirer l’attention sur les nouveaux dangers qui mûrissent dans ce triangle de l’horreur – Corée du Nord, Al-Qaïda, Pakistan. Les armes de Saddam Hussein, à côté, ressemblent à des jouets périmés.
Mais que peut-on faire ?
D’abord revoir la liste des « États voyous » et agir en conséquence : est-il bien raisonnable, par exemple, de continuer de traiter le Pakistan comme un État ami, membre de la coalition antiterroriste ? Où les Américains ont-ils la tête quand ils décident, l’autre semaine, de débloquer les fameuses livraisons de F-16, qui étaient la revendication numéro un des ravisseurs pakistanais de Pearl ? Quand se décidera-t-on à admettre, en d’autres termes, que le vrai trou noir du terrorisme international est là, à Karachi, avec les bénédictions des services secrets locaux ?
Et puis je crois qu’il faut prendre conscience qu’après la mort du communisme la bataille est désormais à l’intérieur de l’islam. Je me souviens d’une interview qu’avait donné au Nouvel Observateur, il y a une dizaine d’années à Khartoum, Hassan el-Tourabi, le pape de l’intégrisme à l’époque. Le prochain universalisme, disait-il, le grand discours qui prendra le relais du communisme défait, ce sera un universalisme musulman évidemment radical. En quelques mots tout était dit – les mots mêmes que je n’ai cessé d’entendre à Karachi, Kandahar et ailleurs, pendant cette année d’enquête…
Alors va-t-on laisser de dérouler cette OPA sur l’islam ? Va-t-on céder à la tentation de l’amalgame entre les deux islams, celui-ci et l’autre, l’islam de bienveillance et de modération, sur lequel mon livre s’achève et que j’aime ? Ne faut-il pas tout faire, vraiment tout, pour défendre l’islam des lumières, aider des partisans à relever la tête, leur redonner courage en leur rappelant, même s’ils l’ont oublié, qu’ils sont la majorité et qu’ils peuvent gagner ? De la Bosnie à la fidélité à Massoud, c’est mon combat depuis dix ans. Je crois que Daniel Pearl, lui aussi, ne disait rien d’autre. Plus que jamais, il y a urgence. Nous sommes, là, face à la grande affaire du siècle qui commence…
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