Quelques jeunes gens en colère, d’excellente famille, réunis sous le label « Les aristocrates libertaires », publient chez Grasset un Manifeste dans lequel ils dénoncent « les médias, théâtre de la médiocrité ». Le refrain est à la mode. Qui ne lance aujourd’hui son libelle ou son pavé philosophique pour accabler la télévision – car pour beaucoup d’esprits réducteurs les « médias » se ramènent au seul petit écran ? La télé embrouille, nivelle, obscurcit, endort, mélange les torchons et les serviettes, hypnotise et rend idiot. Décervelage et crétinisation sont les deux mamelles de la télé. Ceux qui s’y montrent, surtout si ce sont des intellectuels, ont une vilaine âme de faussaires ou de racoleurs. Quant à ceux qui y travaillent, ce sont des gredins.

Bonjour les nuances…

Sur un ton plus aristocratique que libertaire, nos futés jeunes gens entonnent la chanson du moment. Même Karajan, si j’ai bien compris, est coupable de ne pas se contenter de diriger son orchestre. Pourquoi « entre deux séances de photos pour Paris Match » se mêle-t-il de donner son sentiment sur la musique de Beethoven ou de Mahler ?

Quant à moi, je suis ironiquement accusé de convier les téléspectateurs « à une lecture approfondie des œuvres de Jean d’Ormesson ». Mon Dieu, j’ai l’esprit bien trop léger pour encourager une « lecture approfondie » de qui que ce soit, d’Ormesson ou Dumézil, Sagan ou Lévi-Strauss. Ce serait d’ailleurs, je l’avoue, à mon corps défendant que j’encouragerais ici-même une lecture qui ne serait pas superficielle des « Aristocrates libertaires ».

Je vais aggraver mon cas en annonçant à tous les ennemis de la télévision et des détracteurs d’« Apostrophes » qu’ils n’ont encore rien vu, que les vraies abominations sont à venir et que, sauf miracle, la féroce concurrence des six chaînes va provoquer le nivellement et la standardisation des programmes. Ce que certains ont cru découvrir dans la télévision d’hier et d’aujourd’hui, et qu’ils dénoncent avec violence ou aigreur, ils le verront demain. Mais ce n’est pas parce qu’ils auront alors raison qu’ils n’auront pas eu tort quand ils faisaient au petit écran un procès en indignité et en bêtise qui se justifiait plus par leur dédain élitiste que par le contenu des émissions. Celles-ci ne sont pas toutes estimables, il en est de navrantes, mais faut-il pour autant déclarer ennemies du genre humain « L’enjeu », « Le grand échiquier », « Les dossiers de l’écran », « Cinéma cinémas », « Questions à domicile », « L’heure de vérité », « Projection privée », « Boîte aux lettres », « Droit de réponse », « Musiques au cœur », « 7 sur 7 », « Champs-Élysées », « Les géants de la musique », etc. ?

Il est de bon ton, actuellement, chez certains intellectuels parisiens, de dénigrer dans les dîners en ville les émissions citées plus haut (hé ! attention, je ne prétends pas qu’il faille toutes les suivre ou les aimer, je dis simplement qu’un esprit curieux peut trouver ici ou là son profit) et de leur préférer les feuilletons américains. Surtout ceux de la 5. – Ah, mon cher, « Supercopter », quel régal ! – Je n’ai pas raté un seul épisode de « Star Trek »… – Moi, c’est « Kojak » ! Et vous ? – Moi, c’est « Thriller »… (J’ai toutefois le pressentiment qu’avec l’arrivée de Robert Hersant sur la 5, le prestige de ces feuilletons va dégringoler…) La confusion des valeurs est parfois plus marquée dans les propos de certains écrivains sur la télévision qu’à la télévision elle-même…

Je préfère ce qu’en dit Bernard-Henri Lévy dans son court, excessif, mais brillant Éloge des intellectuels (Grasset). Il note l’exagération de ceux de ses confrères qui estiment que l’avenir de la culture, le sort de l’humanitaire et la gloire de nos âmes se jouent dans le tube cathodique. « Absurde surtout, indigne d’un intellectuel, de parler des “médias” en général. D’en parler comme d’un tout, comme d’un bloc homogène. » C’est précisément ce que font les « aristocrates libertaires » dans leur naïf Manifeste, livre publiée par… BHL dans sa collection « Figures ».

L’intellectuel à la chemise blanche ne veut « ni porter aux nues » la télévision ni la « traîner en enfer ». Et il avoue : « La télé est là. Je m’en sers. » Je le crois tout à fait sincère quand il ajoute qu’il essaie de ne pas trop se faire utiliser par elle. N’empêche, sa réussite hertzienne agace ses confrères. Comme il est beau parleur, on retient plus son image que ses propos. Comme il parle vite, on l’accuse de ne pas réfléchir. Comme il est à l’aise, on le croit futile. Comme à l’évidence il montre du plaisir à être devant les caméras, on le taxe de mégalomanie (ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait inexact, il en convient lui-même). D’où l’irritation suscitée dans la République des lettres à chacun de ses passages à la télévision. « Ah, non ! Plutôt Kojak que BHL… » « Moi, je préfère Columbo à Sollers !… » Ce qui du strict point de vue de l’amateur de spectacle n’est pas contestable. Mais dit-on : « Moi, je préfère le gigot aux berlingots » ?

Le paradoxe est que plus il y aura d’intellectuels, des vrais, capables de bien s’exprimer sur le petit écran, plus la présence de ceux-ci sera contestée. Plus l’écrit sera présent à l’oral, plus les écrivains, les bons, seront inculpés de trafic d’influence et de prostitution. Avec la télévision de demain, ce méchant débat ne pourra que s’envenimer.


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