ANNE-JULIE BÉMONT : Toute la première partie de votre livre est consacré à la personnalité de Daniel Pearl, Dany, comme vous le nommez souvent de manière fraternelle. Quels furent les premiers éléments qui contribuèrent à faire de lui « une cible parfaite » ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Ce qui faisait de lui une cible, c’était clairement le qu’il était américain, journaliste dans un pays où l’idée d’une presse libre est impensable et surtout qu’il était juif. Il faut savoir qu’au Pakistan, être juif ce n’est pas une religion, c’est un péché, ce n’est pas une identité, c’est un crime, ce n’est même pas toléré, c’est interdit. J’ai moi-même eu les plus grandes difficultés à cacher mon identité. Une des aventures rocambolesques de ce voyage fut de découvrir que mon nom « Lévy » est celui d’un bataillon de paramilitaires prestigieux inventés par les Anglais pour faire la police aux frontières. Je pense que le pays où la diabolisation du juif va le plus loin, c’est le Pakistan car c’est un pays qui n’a pas d’identité en dehors du fondamentalisme. Ce qui faisait de Daniel Pearl une cible absolue.

On pense à ses derniers mots : « Mon père est juif, ma mère est juive, je suis juif », juste avant qu’il ne soit assassiné. Vous racontez qu’on vous pose à plusieurs reprises la question de votre religion, et bien évidemment, vous avez la prudence de répondre que vous êtes athée. Vous avez eu peur là-bas ?

Bien sûr. Dieu sait si je suis fier d’être juif. Pour moi, être juif, c’est une grande et belle chose, c’est un étendard, mais lorsqu’on vous demande à chaque coin de rue, l’œil soupçonneux : « quelle est votre religion ? », on finit par avoir froid dans le dos. Il faut savoir que le Pakistan est un pays où s’est installé l’antisémitisme comme une idéologie officielle, y compris par certaines personnalités ouvertes qui ne se croient pas intégristes. Pour beaucoup de gens là-bas, le fait que Daniel Pearl soit juif est une circonstance atténuante pour le meurtre dont il a été l’objet. Combien sont-ils ceux qui m’ont dit : « Oui, ce meurtre était barbare, mais il était juif… » Certes, le meurtre était horrible, mais c’était la semaine où l’Intifada avait atteint le sommet de la brutalité. L’assimilation d’Israël au crime et des juifs à Israël, et cela dans une espèce de configuration satanique, c’est une logique qui est en train de prendre corps dans de nombreux pays du monde, mais l’endroit où elle a fini par s’installer, c’est le Pakistan.

Daniel Pearl a-t-il été imprudent en se rendant au rendez-vous fixé par Omar Sheikh sans couverture ? A-t-il dérogé aux règles élémentaires de sécurité ?

Les chercheurs de la vérité sont imprudents. J’ai moi-même sûrement été imprudent mais moins que lui puisque je suis là et que lui n’est plus là. Comment trouver la vérité qu’on on a la passion de la vérité, la passion d’aller la chercher partout où elle est ? Souvent, elle est disponible, là, à portée de main. Elle est accessible comme une lettre volée. Parfois elle est là où personne ne pense à aller la chercher alors qu’elle est sous les regards. Mais parfois il faut aller la débusquer. Parfois, il faut aller plus loin, il faut se rendre dans des endroits compliqués, il faut aller sur le lieu du supplice de Daniel Pearl ou il faut aller voir Gilani, comme il l’a fait. Probablement a-t-il été légèrement imprudent. Mais je crois que c’était un grand professionnel appliquant impeccablement les règles du métier qui commandent aussi de se sauver soi-même. Le journaliste n’est pas quelqu’un de suicidaire…

Mais il y a des moments où probablement la passion de savoir est plus grande que le souci de la survie et de la prudence. Le jour où il a été enlevé, c’était le dernier jour de son voyage au Pakistan. Une espèce de fièvre a dû s’emparer de lui, l’idée que c’était fini et que le lendemain il serait dans l’avion, l’idée que c’était maintenant ou jamais…

L’une de vos hypothèses est de dire que durant sa captivité, une relation de confiance s’est nouée entre Dany et ses assassins et qu’il s’est produit un événement qui a fait que ces ravisseurs ont changé d’avis et ont décidé de l’exécuter. Qu’ont-ils découvert selon vous ?

L’événement, je crois, c’est que pendant les six jours où Daniel Pearl s’est retrouvé face à ses assassins, une relation de familiarité s’est créée, comme toujours dans ces cas-là. C’est ce que raconte Leonardo Sciascia dans L’Affaire Aldo Moro, c’est ce que m’ont raconté en Colombie les familles victimes de kidnapping. Il y a toujours cela : la proximité, le fait de manger ensemble, de dormir côte à côte, tout cela crée une relation de confiance (sans aller jusqu’au syndrome de Stockholm). Je crois, par ailleurs, que Pearl a profité de cette situation pour poursuivre son enquête de journaliste jusqu’au bout, pensant que tout cela était un cauchemar dont il allait se réveiller. Il a mis à profit ce temps pour poursuivre l’enquête, pour interroger ces djihadistes qu’il avait sous la main. Il avait la passion de comprendre l’ennemi. Je pense donc qu’il les a fait parler, je pense que soit ils lui en ont trop dit, soit il se sont rendu compte que lui en savait déjà trop. Là s’est imposé l’évidence que cet homme ne pouvait pas retourner tranquillement à son journal pour écrire tout ce qu’il savait.

La deuxième partie de votre enquête porte sur la personnalité de l’assassin de Daniel Pearl, celui qui fut le chef d’orchestre de ce crime : Omar Sheikh. Ce personnage vous a fasciné et étonné pour deux raisons.

La chose sidérante que j’ai découverte, c’est qu’Omar Sheikh est britannique et qu’il est issu d’une famille aisée. Il a passé son enfance et son adolescence en Angleterre où il a fait de brillantes études. Contrairement à ce que l’on peut penser, la plupart des chefs terroristes ne sont pas des damnés, ce ne sont pas des miséreux, ce ne sont pas des gens qui sortent des faubourgs du Caire ou de Karachi. Ce sont des nantis, des bourgeois qui ont été frottés à la culture occidentale et ce sont même des gens qui sont à la croisée exacte de l’Islam et de l’Occident. Ce sont, pour reprendre une expression qui m’est chère, « les enfants naturels d’un couple diabolique de l’Occident et de l’Islam ». Ce qui veut dire beaucoup de choses. Premièrement, que les assassins sont parmi nous, pas loin de nous. Deuxièmement, que le mot d’ordre qui est le mien et qui consiste à exhorter l’Islam à se frotter davantage aux Lumières, à en intérioriser les messages, est un mot d’ordre juste mais court puisqu’un homme ayant parfaitement intégré la culture occidentale peut devenir le pire des extrémistes.

On se rend compte que le mal ne nous est pas extérieur. Il est intérieur à notre civilisation. S’il était extérieur, ce serait simple. C’est vertigineux, terrifiant, et en même temps passionnant : savoir que cet assassin est un fils de bonne famille, promis à une carrière brillante de jeune trader. C’est un des sujets de ce livre. Depuis 25 ans, mon souci est de comprendre. Je ne suis pas un homme d’anathème, de stigmatisation. J’essaie de comprendre, de rentrer dans la tête des gens qui sont nos adversaires.

J’ai le sentiment qu’il faut protester, manifester, ne rien laisser passer… Mais je réalise que quand on a fait ça, on n’a fait qu’un dixième du chemin. Le reste du chemin, c’est le combat ! Il faut pouvoir combattre, il faut pouvoir aider ceux qui, à l’intérieur du monde de l’Islam, combattent, faire alliance avec eux et leur tendre la main efficacement.

La deuxième découverte que vous faites, c’est que le destin d’Omar Sheikh a basculé lors de son voyage en Bosnie. Alors que sa démarche est animée probablement d’une noble intention, c’est précisément là-bas que se produit sa conversion à l’islamisme et au crime…

Je pense que le destin d’Omar Sheikh a basculé en Bosnie après avoir vu un film qui aurait pu être le mien. J’ai découvert que ce n’était pas le cas. J’ai mené mon enquête. Sarajevo qui a été pour moi et est toujours la terre du courage et de l’honneur, la terre des démocrates opposés aux fondamentalistes de l’époque chrétienne, Sarajevo qui est le lieu où j’ai rencontré l’image héroïque de la résistance est la terre même où Omar Sheikh a rencontré le visage qui allait le précipiter dans l’islamisme. Cela fait aussi réfléchir à la fois sur l’ambivalence de l’Histoire, l’ambiguïté des destins. Les nobles causes produisent parfois des effets dissemblables… Je suis retourné à Sarajevo, j’ai étudié de plus près la question de la présence des brigades internationales fondamentalistes. J’ai enquêté aujourd’hui sur l’importance de la présence des fondamentalistes, des combattants étrangers dans cette Bosnie en guerre. Cette enquête ne change rien pour moi au cœur même de mon engagement de l’époque. Je ne regrette rien, je ne renie rien. Ce serait à refaire, je le referai de la même manière. Le raisonnement qui était le mien à l’époque, qui consistait à dire aux Occidentaux : « Faites attention, vous avez là un peuple de musulmans laïcs et modérés, prenez garde en leur donnant le sentiment de les abandonner de ne pas les précipiter dans les bras de nos adversaires islamistes ». Ce raisonnement, j’ai l’impression qu’il est encore plus vrai aujourd’hui.

Un coup de théâtre va relancer votre enquête et va vous inciter à identifier les différentes cellules dont s’est servi Omar Sheikh : c’est l’arrestation massive par la police pakistanaise de Yéménites le 11 septembre 2002 par lesquels se trouvent « l’assassin du journaliste américain, celui qui a tenu le couteau ». A partir de ce moment-là, la nature même du crime de Daniel Pearl change à vos yeux…

Cela me fait découvrir le double jeu des services secrets pakistanais. Je commence à comprendre que ce crime n’est pas un fait divers, mais un crime d’Etat. C’est une chose qui arrivera plusieurs fois pendant mon enquête : le sentiment d’un Etat pakistanais, comme base arrière d’Al-Qaïda, d’un Etat qui protège les dignitaires intégristes et qui les tient en réserve (comme on stocke les grands terroristes) et les lâche au compte-goutte selon leurs besoins, pour l’image internationale du Pakistan, ou pour d’autres raisons… Il y a donc l’arrestation de dix Yéménites dont l’assassin de Pearl le jour de l’anniversaire du 11 septembre. Là, je suis sidéré par cette coïncidence et je forme l’hypothèse (qui va se concrétiser par la suite) d’un Etat pakistanais qui contrôle absolument tout ça : qui sait où sont les terroristes, qui sait où est Ben Laden… Je découvre donc d’Omar Sheikh est un agent de l’ISI, les services secrets pakistanais et que jamais ce crime n’aurait pu être préparé si soigneusement sans l’aval et la couverture de l’Etat pakistanais.

Au fil de votre enquête, vous découvrez l’implication du patron des services secrets pakistanais, Ahmad Mahmoud, dans le financement de l’attentat du 11 septembre. Quel lien tissez-vous entre Omar Sheikh et Ahmad Mahmoud ?

Je découvre qu’Omar Sheikh est probablement l’auteur d’un versement de 100 000 dollars adressés à Ahmad Mahmoud et que l’Etat pakistanais sur lequel les États-Unis s’appuient depuis très longtemps est probablement à l’origine – au moins autant que l’Arabie Saoudite – de l’attentat du 11 septembre. L’hypothèse qui apparaît est celle d’un Omar opérant sur l’ordre de l’ISI pour financer Al-Qaïda. La responsabilité des services pakistanais dans l’attaque contre les deux tours devient de plus en plus nette.

Afin d’en avoir la preuve, vous poursuivez la piste d’Omar jusqu’en Afghanistan. Vous vous rendez donc à Kandahar qui fut la capitale d’Al-Qaïda afin de savoir s’il existe un lien direct entre Omar et Ben Laden.

Omar Sheikh a fait plusieurs séjours en Afghanistan. J’en ai répertorié trois. Je découvre alors que cet ancien élève de la London School of Economics, ce fils nanti dont j’avais déjà découvert qu’il faisait partie des services secrets pakistanais est aussi un proche de Ben Laden, « le fils préféré » de Ben Laden. En tout cas, il était certainement un de ses financiers, un de ceux qui a aidé Al-Qaïda à mettre en place sa structure financière, ses systèmes d’expansion de fonds.

Pourquoi selon vous l’ISI et Al-Qaïda ont-ils conjugué tous leurs efforts pour tendre ce piège à un homme seul, « un garçon sans importance collective, juste un individu » pour reprendre l’épigraphe de La Nausée de Sartre ?

Pourquoi ? Pour les raisons que j’ai déjà évoquées et en raison de ce qu’il était en train d’écrire et de l’enquête qu’il menait. Daniel Pearl était sur la piste de Pir Mubarak Shah Gilani et du mouvement qu’il avait créé à New York et qui deviendra le modèle d’Al-Qaïda. Mais il était également sur la piste d’un trafic nucléaire, d’une éventuelle détention d’armes nucléaires par Al-Qaïda (ou en tout cas de son désir d’en obtenir). Je crois que la question du nucléaire était la plus importante. Je suis arrivé à la conclusion que des savants atomistes pakistanais sont en contact rapproché (pas pour des raisons d’argent mais pour des raisons de foi) avec les gens d’Al-Qaïda. Je suis arrivé à la conclusion que les inventeurs de la bombe pakistanaise pensaient en leur âme et conscience que leur bombe n’appartenait pas au Pakistan mais à la pointe avancée que sont les gens d’Al-Qaïda ou d’autres. On est peut-être au bord d’un transfert de matières grises à côté duquel ce qui se passait en Irak était une plaisanterie. Je ne crois pas que ce soit fait mais c’est en cours. Les acteurs sont en place. Les circuits sont tracés. Le désir est là, l’argent est là. C’est l’échéance des prochaines années.

Vers la fin du livre, vous dites que les Américains ont enfanté et nourri en leur propre sein le Golem contre lequel ils luttent aujourd’hui et qu’ils tentent de débusquer… Telle est l’immense ironie de cette affaire…

C’est une des choses que Daniel Pearl était en train de découvrir. Le fameux personnage Gilani avec qui il avait rendez-vous quand il a été enlevé est un personnage anonyme, peu connu. Cet homme est à la tête d’un petit groupe d’assassins qui a probablement Ben Laden et qui lui a soufflé ses mots d’ordre. Profitant des failles de la législation américaine, de cette grande démocratie qu’étaient les États-Unis, du culte du roi, de la ligne stratégique de la CIA qui consistait à mettre toutes les forces possibles – fussent-elles fondamentalistes – au service de la croisade contre les communistes, Gilani a commencé ses prêches aux États-Unis : à Brooklyn, Oklahoma City, etc. Cette petite secte constituée de fanatiques triés sur le volet, Daniel Pearl avait découvert qu’il y a un pays au monde où elle recrute sans compter qui n’est ni le Pakistan, ni le Yémen, ni l’Irak mais les États-Unis d’Amérique. Aujourd’hui, la secte al-Fuqrah est interdite aux États-Unis mais elle est née là-bas.

Le fait que la rédaction de ce livre se termine au moment même de la guerre anglo-américaine en Irak vous a-t-il inspiré un certain malaise ?

C’est surréaliste. Cette guerre en Irak, je n’étais pas contre. Le régime de Saddam Hussein m’inspirait une répulsion (le fait qu’il s’agisse d’une dictature, son antimondialisme, son antisémitisme, etc.). Mais une grande partie de moi ne pouvait pas ne pas soutenir que l’Irak était un leurre et que le vrai danger n’était pas là, qu’on était en train de se mobiliser contre un Etat où n’était pas le vrai problème. Ce n’est pas le fait que j’ai terminé mon livre à ce moment-là, c’est le fait que j’ai mené cette enquête et que je sois allé de découvertes en découvertes, à l’heure où j’avais le sentiment de voir agiter une sorte d’épouvantail en la personne de Saddam Hussein est probablement le pire adversaire d’Israël, le plus acharné, mais pas le redoutable.

« Le rôle du journaliste – disait Daniel Pearl – n’est pas de décerner des prix de vertu. Le rôle du journaliste est d’établir des faits, un point c’est tout. » Avez-vous le sentiment d’avoir joué ce rôle ?

Le rôle du journaliste est d’établir des faits et des hypothèses. Il y a des fois où ce sont des faits, des fois où ce sont des hypothèses. Il faut qu’elles soient reprises par d’autres. Sur le plan du nucléaire, par exemple, il faut que des gens reprennent ce dossier, prolongent mon enquête et celle de Daniel Pearl bien sûr. Ce livre est un stock de vérités provisoires dont il faut que d’autres s’emparent pour les confirmer, les infirmer, pour aller plus loin. Je crois que la puissance du terrorisme international et sa dangerosité sont bien plus grandes encore que ce que l’on pouvait penser au moment de l’attentat du World Trade Center. Daniel Pearl, c’est la figure qui permet de comprendre cela.


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