Longtemps, les guerres ont eu un sens. Guerres justes et injustes. Guerres barbares ou de résistance. Guerres de religion. Guerres de libération nationale. Guerres révolutionnaires où l’on montait à l’assaut du ciel pour y construire un monde nouveau. Les guerres encore, toutes les guerres, contemporaines d’un marxisme qui avait, entre autres vertus, celle de donner à n’importe quel guérillero des îles Moluques, du sud de l’Inde ou du Pérou, l’assurance, pour ainsi dire providentielle, qu’il ne se battait jamais pour rien puisqu’il était, même sans le savoir, partie prenante d’un combat mondial.

Ce temps-là est révolu. Le déclin du marxisme ainsi que de tous les grands récits qui conspiraient, avec lui, à donner un sens à ce qui n’en avait pas, c’est-à-dire à l’infinie douleur des hommes, a fait voler en éclats ce catéchisme. Et c’est comme une grande marée qui se serait retirée, laissant derrière elle des hommes, des femmes, qui continuent de se battre, qui le font même, parfois, avec une férocité redoublée, mais sans que, dans leur affrontement, on puisse lire la trace des promesses, des cohérences ou des épiphanies d’antan. Il reste, certes, des guerres lourdes, porteuses de sens. Il reste, au Proche-Orient par exemple, des guerres où chacun devine que le destin du monde se joue. Mais de plus en plus nombreux sont ces autres conflits qui ont comme lâché la corde qui les reliait à l’universel et dont on a le sentiment, à tort ou à raison, que l’issue ne changera plus rien au sort de la planète.

On peut dire les choses autrement. Longtemps, dans nos contrées, le sentiment de l’absurde, ou du tragique, s’était décliné au singulier. On croyait à l’absurde, mais dans la vie privée. On voulait bien penser l’insensé, l’être-pour-la-mort, etc., mais dans l’ordre des destins singuliers. Et qu’adviennent les grands emportements de l’espèce, qu’entre en scène l’humanité en majesté ou convulsion, et on rectifiait la position, on entonnait l’autre musique, l’autre fanfare – les mêmes qui ne juraient que par La Nausée avaient peine à imaginer des barbaries pures, des violences nues, et nous expliquaient que le collectif, si noir fût-il, est nécessairement le lieu des ruses de la raison et de leurs accomplissements obligés. Eh bien, c’est de cela aussi que les guerres oubliées du XXIe siècle sonnent le glas.

C’est de cette métaphysique naïve et, somme toute, rassurante que, du fond de leur nuit, les Angolais, Burundais, Sri-Lankais, Soudanais et autres Colombiens nous obligent à faire le deuil. Avec eux advient un monde où, pour la première fois aux temps modernes, et parce que les grands récits pourvoyeurs de sens se sont donc tus, de très grandes masses d’hommes sont prises dans des guerres sans but, sans enjeux idéologiques clairs, sans mémoire alors qu’elles durent depuis des décennies, peut-être sans issue – et où il est parfois bien difficile de dire, entre des protagonistes également ivres de pouvoir, d’argent et de sang, où est le vrai, le bon, le moindre mal, le souhaitable. C’est le triomphe, si l’on veut, de Céline sur Sartre. Ou du Sartre de La Nausée sur celui de la Critique. C’est un nouveau monde qui apparaît où Job aurait le visage, non plus d’un Juste souffrant, mais de peuples entiers, de continents, voués à cette désolation radicale – même souffrance inutile, même vide du ciel et du sens et, chez nous, mêmes docteurs ès détresses qui, tels les « amis de Job » dans la Bible, mais sur fond d’ethnisme ou de néo-tiers-mondisme, s’emploient à recoder un malheur devenu illisible.

Je sais, bien entendu, ce que la comparaison peut avoir de périlleux. Mais enfin quelque chose me dit que le sort du montagnard Nuba agonisant dans la boue de son village, celui du chercheur de diamants angolais enseveli dans une mine qui n’a plus d’autre raison d’être que d’enrichir les nouveaux seigneurs de la guerre, celui de tel Sri-Lankais enrôlé à huit ans dans une armée dont nul ne sait plus quelle cause elle défend, quelque chose me dit que le sort de ces morts sans témoignage et, à la lettre, sans martyre est plus pathétique encore que celui d’un Guy Môquet mourant dans la splendeur de son héroïsme ou de ce petit Sarajévien qui, quelques minutes avant de monter à sa dernière tranchée, m’avait dit que, quoi qu’il arrive, il aurait défendu une certaine idée de la Bosnie et de l’Europe. A l’horreur de mourir s’ajoute, j’imagine, celle de mourir pour rien. Et à celle-ci encore, celle de mourir dans l’indifférence des hégéliens spontanés que nous sommes et qui, de l’irrationalité d’une situation, ont tôt fait de conclure à sa quasi-irréalité et, de celle-ci, à l’inutilité de s’en mêler. Car tout le problème est là. N’est-ce pas parce que l’affrontement qui l’annonçait nous était inintelligible que, si instruits que nous fussions des logiques génocidaires, nous n’avons pas vu venir le génocide rwandais ? Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le même type de préjugé, le même goût de l’Idée incarnée, ne sont-ils pas déjà en train de nous rendre aveugles aux progrès d’un génocide au Burundi, ou dans les monts Nubas au Soudan ?

Alors, je suis allé y voir. Pendant quelques mois, avec la complicité, ici d’une ONG française, là d’un évêque burundais épouvanté par l’éclipse de Dieu sur son pays, là encore, chez les Nubas, avec l’assentiment de leur chef exilé, à l’agonie dans une clinique londonienne, j’ai voulu faire un pas de l’autre côté, sur l’autre rive, celle de ces guerres intouchables qu’occultent les autres guerres, les guerres nobles, les grandes guerres brahmaniques dans la trace desquelles persiste à flotter un parfum d’historico-mondial. Sans doute ne me suis-je pas toujours bien départi de mes – de nos – anciens réflexes : où sont les bons ? les méchants ? où passe la frontière ? Peut-être n’ai-je pas toujours su, non plus, aller au bout de cette réalité nouvelle et, à nos yeux, presque impensable : des guerres terribles, sans foi ni loi, non moins étrangères à la logique de Clausewitz qu’à celle de Hegel et dont les victimes, parce qu’elles n’ont même plus la pauvre ressource de se dire qu’elles luttent pour l’avènement des Lumières, le triomphe de la démocratie et des droits de l’homme, la défaite de l’impérialisme, paraissent doublement damnées. Mais au moins ai-je essayé. Au moins ai-je tenté de rapporter, le plus fidèlement que je le peux, ce que je voyais dans ces zones grises où, à l’inverse de l’idée reçue, on tue d’autant plus, et avec d’autant plus de sauvagerie, qu’on le fait apparemment sans raison ni projet. Voyageur engagé. Rapport sur la banalité du pire. Peut-on, sous prétexte qu’elles ne nous disent rien, choisir de se laver les mains de ces tueries muettes ?


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